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Panorama des Joies - Roman gratuit en ligne Pdf Epub

27 février 2016

Chapitre 12 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

 

Chapitre 12 : Où il est question de deux pauvres orphelins perdus dans la grande ville, comme dans bien d'autres contes, sauf que les nôtres savent résoudre leurs problèmes d'argent.

 

 

 

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« Quand je dis jamais, c'est bien le jamais qui veut dire jamais... Isolde et Gino attendirent longtemps sur le marché : ils y mangèrent. Ils y dormirent, à l'abri entre deux stands de rognons empaillés qui se tournaient le dos. Tout en se relayant à l'endroit où les sœurs Pourtant les avaient laissé tomber. Mais au petit matin il fallut se rendre à l'évidence : en tenant parole cette fois, elles leur avaient encore joué un sacré mauvais tour.

 

Heureusement, Gino avait l'argent de son père. En s'expliquant par gestes, ils parvinrent à s'offrir un hôtel, pas trop loin du marché. Quand ils furent installés, ils se demandèrent ce qu'ils allaient faire. Gino proposa une promenade.

 

La ville n'était pas entièrement à l'image de l'avenue aux parfums lumineux. Dans les perpendiculaires, elle ressemblait beaucoup plus à chez nous : c'était le même genre de bâtiments résidentiels blancs, à colonnes. Du point de vue de la taille, ceci dit, les nôtres à côté c'était des cabanes de pêche... du petits bois... Ça dépassait l'imagination, l'immobilier mordvien... Gino comme Isolde gardaient la bouche ouverte, impressionnés.

La sécurité aussi était impressionnante. Tous ces bâtiments-là étaient entourés de clôtures électriques d'une puissance telle qu'on se brûlait les poils en passant, si on n'y faisait pas attention (et qu'on avait des poils, bien entendu). C'était sacrément dangereux. Et en plus des clôtures électriques, chaque immeuble était gardé par un commando armé visant la rue comme dans l'imminence d'une offensive, ou d'une émeute : dans les rues de Mordvia, on était en permanence dans la mire de trois ou quatre arbalètes. Ça donnait une sensation extrêmement désagréable à Isolde. Elle devait l'apprendre sous peu, quand elle saurait assez de mordve pour parler aux gens, c'était que les Mordviens des quartiers Nord étaient de manière générale des animaux très peureux.

 

Ils avaient peur des voleurs, comme tout le monde (encore qu'on n'en ait jamais vu à Mordvia), mais pas seulement. Ils avaient aussi peur des inconnus, et même des connaissances qui sonnaient sans avoir pris rendez-vous, impolitesse suprême en cette ville. D'où les clôtures, et les molosses. Si si. Et ça allait encore plus loin. Jusqu'aux plantes. Les fleurs, les fruits, les légumes, étaient réputés transporter des maladies mortelles, et interdits ; et les Mordviens avaient la terre en telle horreur que dans les rues, pour quelques coyons, des sortes de bateleurs en montraient, bien enfermée dans des terrariums cadenassés, grouillante de lombrics, pour le spectacle. Ils ne sortaient enfin jamais les jours de pluie, pour la même raison.

 

Ils n'avaient de toute façon pas beaucoup à sortir. Ils passaient leurs journées dans ce qu'on appelait familièrement « les loges d'injection. » Des échoppes où, confortablement affalé dans un şark köşesi à la turque, on se faisait infiltrer de la graisse de baleine à miel directement sous la peau. C'était pour ça qu'ils étaient tous si gros. Mais attention... Conscients, en même temps... Ils ne manquaient pas de s'en plaindre... Dans le doux vrombissement des pompes d'injection, gobelotant de la bière de graisse de baleine à miel, la spécialité locale, ils en pestaient ; ils s'indignaient que leurs médecins les laissent continuer, et que Bossouma, leur capitaine, n'ait jamais pris aucune mesure. On aurait dû pénaliser la graisse de baleine à miel depuis longtemps, qu'ils disaient, elle n'était en principe faite que pour les ours !... Et pourtant, ils continuaient à fréquenter les loges. On aurait même trouvé très étrange que quelqu'un ne soit inscrit dans aucune. C'était un lieu de convivialité essentiel à leur culture, comme on dit des bistrots chez vous. Les deux sœurs, quoique maigres, étaient bien mordviennes, se disait Isolde.

 

D'autres, qui avaient plus de conséquence, du moins en apparence, pour éviter les effets secondaires, faisaient travailler leurs muscles en même temps et liaient leurs membres à des machines qui leur faisaient faire des mouvements forcés. Rien n'était plus étrange, vu de l'extérieur, que ces loges sportives, qui ressemblaient à des aquariums dans lesquels des poissons mi-animaux mi-robots, branchés aux pompes, se débattaient contre un ennemi invisible qui les rendait tout rouges et suants. À leurs grimaces, on voyait même qu'ils souffraient beaucoup ; mais ils étaient hyper contents d'eux, la journée terminée, quand ils regardaient le résultat dans un miroir. C'était eux les heureux, dans la capitale. Leurs muscles gonflés les contentaient tellement qu'ils se battaient pour rester la nuit en vitrine de leur loge. C'était le maître de loge qui choisissait qui y avait droit, et c'était un grand honneur. Les autres allaient se coucher, très tôt, comme les gros, après avoir assisté à ce qu'on appelait « l'émission sanitaire ».

 

J'ai dit que Bossouma n'avait jamais rien fait contre l'obésité à Mordvia : il faut lui rendre plus de justice, il avait au moins pris une mesure. C'était à une époque où les musclés n'étaient pas si heureux. Outre que tout le monde les trouvait laids (la mode n'y était pas encore), leurs muscles étaient inutiles. Rares étaient en effet ceux d'entre eux qui avaient un travail physique : des travaux physiques, on n'en trouvait que sur les docks, et c'était plutôt des migrants qui s'en chargeaient. Bossouma leur avait donc donné « l'émission sanitaire », une chaîne de télévision unique qui ne diffusait qu'un programme d'une demi-heure, tous les soirs. Dans cette émission, un musclé et un gros tirés au sort se battaient, et on accordait le droit au musclé d'étrangler le gros à la fin. Même si, sur la masse des gros, ça ne faisait pas une grande différence, ça leur avait quand même donné de l'utilité et de la motivation, aux musclés. Et ils allaient depuis ce temps-là beaucoup mieux. Ils s'endormaient, après l'émission, en rêvant qu'ils seraient tirés au sort un jour, et en souriant bienheureusement à l'image de leurs doigts musclés, au bout de leurs bras musclés, brisant des cartilages cervicaux.

 

Il n'existait quasiment aucune autre activité à Mordvia qu'acheter et vendre. Ça aussi c'était extraordinaire. Ça en modifiait jusqu'aux mœurs. Ils pensaient par exemple que l'amour s'achetait comme la paix, et de la même manière qu'ils payaient très cher les molosses des entrées d'immeuble et les policiers du centre, ils se versaient d'énormes salaires entre conjoints. On pouvait divorcer pour une baisse de ce salaire et il n'était pas rare, sur les bancs publics, de voir des amoureux très sérieux s'échanger des liasses de roumis tout frais en rougissant. Ils n'avaient pas beaucoup d'enfants non plus. Ils aimaient les objets, à la place. Ils en avaient de tous genres et beaucoup d'inutiles jusque pendus à leurs vêtements, des objets, et se croyant chacun très original, étaient en fait tous semblablement habillés du même tas de cliquetantes fanfreluches. Les ours même s'habillaient pour cette raison, et Isolde avait dû s'y mettre. Elle portait jusqu'à des chaussures (jamais un ours mordvien n'aurait posé le pied nu par terre) et elle trouvait ça extrêmement pénible et pas pratique. Sans compter l'odeur.

 

L'argent vint à manquer quand même, au bout d'un moment. Isolde décida alors de chercher un travail. Ce ne fut pas très difficile. Avec sa force exceptionnelle, elle alla directement aux docks, où elle se proposa comme manœuvre. Ça ne fit rire le morse contremaître vers qui elle s'était dirigée que jusqu'à ce qu'elle soulève un container toute seule, et le range à sa place. Après ça, il lui proposa tout de suite de la payer très très cher et Gino et elle purent comme ça s'acheter un petit appartement, dans un de ces immeubles des zones habitationnelles qui ressemblaient aux nôtres. Leur appartement n'était pas trop loin des docks, et il avait vue sur la mer. Mais surtout sur les aurores boréales, la nuit.

 

Isolde adorait ça. C'était tout simplement la plus belle chose qu'elle ait jamais vue, et elle restait des heures à les contempler. Ça lui rappelait un peu le toit de la Rue. Une chose qui ne paraissait pas vraie, tellement elle semblait faite pour les yeux. Les gens disaient que c'était l'âme des mordves qui s'envolait. Elle parlait maintenant très bien le mordve, appris avec ses collègues des docks. C'était pas une langue si laide que ça finalement. Maintenant qu'elle la jugeait autrement que par les sonorités. Elle était même d'une belle concision. Avec un lexique surprenant, qui lui plaisait. Pour en revenir aux aurores boréales, si c'était celle des mordves, elle n'en savait rien, mais ce qui était sûr pour elle, c'était qu'elles avaient effectivement une âme, oui. Elles en avaient en tous cas la beauté et la souplesse ; le pouvoir et le mystère.

 

Gino, lui en mordve, savait à peine dire bonjour. Il passait pourtant ses journées lui aussi dehors, à errer dans la ville avec sa machine, et à chercher un lieu pour l'accrocher. Mais il ne parlait pas beaucoup avec les gens. Son plus grand contact avec le mordve avait été de remplir des formulaires pour obtenir les autorisations de monter sur certains immeubles. Il avait pour ça effectué des démarches administratives inouïes. De l'héroïsme. Mais à chaque fois, il avait renoncé à installer sa machine. Quand Isolde lui posait la question, il répondait simplement :

- C'était pas là.

L'air désolé. Isolde l'était aussi. Elle le trouvait bien difficile, même. Et elle se demandait si son obsession ne risquait pas comme ça d'atteindre la force de la dinguerie des sœurs Pourtant. Mais comme il était son seul ami pour l'instant et qu'elle ne voulait pas le fâcher, elle se taisait. Lui se reprenait vite, et entamait son récit de la ville avec un émerveillement qui faisait chaud au cœur.

 

Il en rajoutait en fait un peu, Gino.

 

Il y avait un raison à ça. Il constatait que la vie d'Isolde n'était pas folichonne, et que ça se voyait beaucoup. Elle était plus maigre que jamais. Elle avait grandi, aussi. Pas grossi d'un poil, mais beaucoup grandi. On se retournait pas mal sur elle dans la rue, et pas seulement parce qu'elle portait tous ses poils. Une grande ourse comme ça, si maigre, ça lui faisait un profil pas commun...

 

Gino s'en rendait bien compte : elle partait tôt le matin, ne rentrait que dans l'après-midi, et tous les jours se ressemblaient un peu, pour elle. Lui était trop petit pour travailler. Il décida cependant de faire quelque chose pour l'aider à prendre du poids.

 

Sa première idée fut d'améliorer la soupe à la graisse de baleine à miel. Il se renseigna sur la recette auprès des meilleurs velgraissiers de la ville. Il réussit à se faire comprendre d'eux avec des gestes, il les observa au travail, et il en obtint des listes d'ingrédients, qu'il acheta au marché. Il acheta aussi du matériel de laboratoire, et fit de nombreux essais, et des montagnes de calculs chimiques. Au bout de quelques semaines, il obtint une soupe à la graisse de baleine à miel inodore, incolore, et au goût de profiteroles. Son propre dessert préféré, parce qu'il ne savait pas ce qu'elle aimait, elle. Il lui en fit la surprise un soir.

 

Isolde ne put résister à la bonne humeur de son ami et goûta la soupe, chose qu'elle n'avait pas faite depuis des années. Elle la trouva même bonne. Et puis dix minutes plus tard, elle la gerba. Ça ne passait toujours pas.

 

Ça n'aurait pas changé grand chose de toute façon. Si Isolde était triste, ce n'était pas parce qu'elle était fatiguée, parce que trop maigre, comme l'avait pensé Gino, mais parce que les gens autour d'elle étaient trop sérieux. Du point de vue moral, s'il y avait bien une chose qui caractérisait les Mordviens, c'était leur sérieux.

 

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Isolde aimait rire. Beaucoup. Elle faisait partie de ces gens qui ont besoin de communiquer avec leurs semblables, et de s'amuser avec eux. Elle s'en souvenait. Son père l'avait faite rire, quand elle était très petite, pendant des années, et elle adorait ça. Au fur et à mesure d'un refroidissement de moins en moins poli dans les relations de ses parents, ceci dit, il avait pas mal arrêté. Les Mordviens étaient comme sa mère. Des gens sérieux. Le rire était ainsi, dans cette ville, quelque chose d'extrêmement impoli quand il était impromptu. Il n'était même autorisé chaque jour qu'à 10h37, 15h12 et 20h46. Ça faisait que la personne qui était en train de discuter avec vous à ces heures-là se mettait parfois à rire de l'histoire la plus triste, juste parce qu'elle en avait besoin. Et encore n'était-ce jamais un vrai grand rire, à gorge déployée. Plutôt une sorte de tressautement ridicule, une suite de cris de moineaux à la fois retenus et forcés, qui donnaient l'impression qu'ils n'étaient « pas dans le rythme ». Isolde, qui s'y connaissait un peu en rythme, elle, maintenant, trouvait ça insupportable.

 

À ce propos, de leurs pères, il avaient reçu des lettres. Ils y exprimaient la satisfaction qu'ils soient bien installés, qu'ils se sentent « si heureux » à Mordvia, et qu'ils soient « si bien entourés » de nombreux « nouveaux amis ». C'était ce que les deux biques, de retour à Brest, leur avaient raconté. Ils regrettaient bien qu'Inyambo ne les laisse pas prendre l'Express pour venir leur rendre une petite visite, mais elle avait aussi promis qu'elle les y autoriserait bientôt. Isolde et Gino avaient répondu à ces lettres. Ils leur avaient expliqué la vérité, à leurs pères. Que Mordvia était une ville étrange et peu sympathique, où il était difficile de se faire des amis, et qu'on souffrait de ne pas pouvoir rire. Mais sa lettre, comme celle de Gino, était revenue de Brest avec la mention : « Non distribuable » tamponnée d'une encre sentant la bouse, signe infaillible de la censure d'Inyambo. Isolde, tout comme toi, ne comprenait rien à ce harcèlement de la vache sacrée.

 

Depuis longtemps, Isolde ne faisait plus d'efforts de sociabilité avec les Mordviens. Les quelques personnes avec qui elle avait vraiment passé du temps à parler ne l'avaient pas comprise. Quand elle se décrivait l'endroit d'où elle venait et qu'elle exposait ses idées, l'idée par exemple qu'il existait des objets inutiles qui n'étaient pas nécessaires (plus un objet était inutile, plus il paraissait nécessaire aux Mordviens au contraire, d'où la petite émeute autour de la machine de Gino le soir de leur arrivée), qu'on pouvait vivre sans injections de graisse de baleine à miel ou, pire, que les pauvres du centre étaient eux aussi des animaux, on la regardait comme on regarde quelqu'un dont le retard intellectuel se mesure en siècles, et elle se décourageait d'expliquer. Non, la seule chose qui aurait pu la faire grossir, elle le sentait, ça aurait à la rigueur été de manger des horloges. Mais elle avait honte de son extravagance, et ne disait rien à Gino. Elle esquivait soigneusement les horlogeries sur son chemin quand elle allait au travail. Elle changeait de trottoir, ou carrément de rue quand elles étaient trop étroites.

 

Seulement il y en avait une particulièrement belle d'horlogerie, au coin de la rue de son entrepôt, assez inévitable. Une grande, toute en verre, et à l'intérieur de laquelle s'étalaient sur deux étages des beautés luxueuses qui avaient l'air de l'appeler par son prénom quand elle les regardait. « Isolde ! Isolde ! » elles avaient l'air de dire les horloges, « Nous sommes délicieuses ! » Isolde prenait donc les trottoirs opposés. Le problème, c'est que les trottoirs étaient à sens unique, à Mordvia, et qu'elle se retrouvait tous les matins à contresens face à la tortue à bagouzes.

 

La tortue à bagouzes était archétypale. À la fois la plus obèse, la plus clinquante et la plus sérieuse des Mordviens qu'Isolde ait jamais rencontré. Comme le surnom qu'Isolde lui avait donné l'indique, elle portait des bagues sur ses dix doigts et même plusieurs à chaque doigt, chargées de pierres qui sonnaient en s'entrechoquant, dans le roulis de son pas plein d'importance : rubis contre topaze, saphir contre améthyste, béryl contre gros camée marbreux. Quand on y ajoutait les pots de cuivre, les couvercles en alu et la collection de tisonniers d'or qui garnissaient la mappemonde de son corps, ça donnait une symphonie de percussions sans rythme et sans harmonie à dormir au son du ferrailleur. Tous les matins, à heure fixe et à la minute près, quand Isolde changeait de trottoir pour éviter la grande horlogerie des docks, elle devait la croiser à contresens. Ça avait visiblement le don d'agacer la tortue, qui fronçait les sourcils parce que le trottoir était trop étroit pour elles deux. Isolde descendait donc dans le caniveau. Mais la tortue, étonnamment, avait l'air de trouver ça pire encore. D'une audace sale et criminelle. Elle exprimait sa réprobation en bougonnant lâchement, pour elle-même. Isolde l'ignorait. Jusqu'au jour du petit loir.

 

C'était au sortir de l'hiver. À cette époque de l'année, on diffusait des messages dans tout Mordvia demandant de faire attention aux animaux qui sortaient de leurs hibernations et aux désordres que ça pouvait entraîner. Ce n'est plus le cas de nos ours, mais certains animaux de mer hibernent en effet à la manière de leurs modèles entiers et naturels. Or ce matin-là justement, un petit loir, titubant d'un sommeil encore mal secoué, traversa le carrefour de l'horlogerie en zigzagant. Il prit devant Isolde la même petite rue qu'elle devait prendre, et où elle croisait tous les matins la tortue à bagouzes, et le même trottoir. Mal réveillé comme je t'ai dit, il fila en plein dans les courtes jambes de la tortue à bagouzes, dont l'axe de rotation s'en trouva perturbé, et qui faillit trébucher. Les breloques et les objets blinquèrent sous le choc, et elle ne se rattrapa qu'in extremis au panneau qui indiquait le sens du trottoir, blong, par le nez. Isolde, qui descendait du trottoir, ne put s'empêcher de rire. Un rire discret, presque un sourire, mais un rire quand même. Ce fut la goutte d'eau sur la cerise du pompon, pour la tortue à bagouzes. Elle l'apostropha violemment :

- Et vous ! Tous les matins, c'est la même ! Vous ne savez donc pas qu'il y a un sens aux trottoirs, dans cette ville ! Qu'est-ce que c'est que ces manières de se promener presque nue ? Vous êtes donc pauvre ? On ne sait même pas quel animal vous êtes, espèce de, espèce de blögon !

 

Il est vrai qu'Isolde avait de la sobriété dans la tenue. Elle ne voulait pas trop se charger d'objets. Alors que « blögar » signifie « tuyau de poêle », « blögon », en mordve, ça veut dire « grand tuyau poilu » (« à poils »). C'était un des nuances du lexique mordvien qu'Isolde avait apprises, et pour lesquelles elle aimait tant la langue. En l’occurrence cependant, c'était une insulte. La tortue à bagouzes ne s'arrêta pas là. Saisissant Isolde, dont elle sous-estimait très certainement la force, elle se mit à crier :

- Poliice ! Poliiiiice !

On mettait les gens qui prenait les trottoirs à contresens en prison aussi sûrement que ceux qui riaient à des heures indues, et Isolde, ça ne lui plaisait pas énormément, comme idée. Surtout que si elle allait en prison, Gino se retrouverait sans elle, et que seul, sans argent, il se retrouverait assez vite, au mieux au centre à boire du thé bleu de la police, au pire mort de faim. Cette imagination la mit en colère. Elle secoua le bras qui tenait le sien en rugissant. Puis, parce que la tortue la secouait devant elle, elle lui mordit la montre.

 

Quelles délices ! Que ça faisait du bien ! Le précieux objet, serti de diamants larges comme un doigt, avait un côté inéditement croquant, et un goût de lumière glacée qui la plongèrent dans le plus profond délire. Il lui en fallut plus. Vite. Tandis que la tortue s'enfuyait à toutes jambes en criant à la cannibale, Isolde traversa donc la rue, et entra dans l'horlogerie. »

 

 

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27 février 2016

Chapitre 11 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 11 : Où la machine rêvée et trois fois fabriquée de Gino passionne les foules.

 

 

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« À croire qu'ils entraient dans un autre monde. Sitôt franchi le viaduc, ils se retrouvèrent plongés dans un grand marché, qui constituait le début d'une avenue quatre fois plus large que notre rue, et bordée de bâtiments de verre et d'acier avec de drôles de formes, dans le goût moderne : des tours penchées, des pyramides, des escaliers tournants, des arches, des champignons, des fantaisies ondulantes... Il y en avait même, dit la geste, qui ressemblaient à de grands spinnakers, à d'énormes poissons, à des vagues immobiles ou au vent qui glisse sur les aussières... Va savoir à quoi ça ressemble, ça... Et elle raconte aussi que les teintes du verre donnèrent à Isolde l'impression d'une cristalline rangée de flacons de parfum. Mais des flacons alors taillés à même la lumière ; car tous ces bâtiments étaient pleins, de la base au sommet, d'une clarté vive qui rejaillissait sur la ville et qui les faisait ténus, légers comme des soleils, brûlants d'éclat. C'était beau.

 

Si le ciel n'avait pas été aussi noir, on n'aurait jamais cru à la nuit. Ils s'enfoncèrent dans le marché. Isolde remarquait petit à petit qu'on y vendait des choses bizarres. Et en effet, si elle avait pu comprendre le mordve, elle aurait entendu le marchand crier à leur droite : « Casseroles sans fond ! Poêles sans fond ! Votre cuisine à la mOde ! Aaachetez Messieurs-dames ! » Et à leur gauche : « Rubans à moules ! Qui n'a pas ses rubans à moules ! Présentez vos moules grâce aux rubans à moules ! Il n'y a, je vous le jure sur la tête de mon enfant cancéreux, rien de plus joli qu'un ruban à moule ! » Mais elle ne voyait que les objets, et elle se demandait bien à quoi ils pouvaient servir. Toute une rangée d'étalages présentaient plus loin des habits dont l'exubérance avait de quoi surprendre : c'était des chemises en velours à plumetis, des vestes à basques, des gants de satin blanc à garnitures d'or violet repoussé, des mocassins en cuir retourné de buffle mêlés de requin et à lacets en crocodile du haut du Nil, des slips de chagrin à boutons de porphyre, des casquettes à la Charbovary, et des robes de toutes sortes et de tous tissus, du crêpe georgette au jacquard de takaout, aux mélanges les plus improbables... Entre un sportif marchand qui faisait des démonstrations de vélo à roues triangulaires, et pour l'achat duquel il promettait une moulinette à brochets en polymère concentré, et un vendeur de désodorisant pour poissons et vernis à ongles, Isolde dit au sœurs :

- Vous devez être contentes !

- Non, pas du tout, dit Groselnar, très souriante.

Mais elle ne s'expliqua pas davantage.

Isolde en déduisit, parce qu'elle pensait commencer à les connaître, les deux sœurs, que ça voulait dire que si.

 

Il n'y avait pas que les produits du marché qui étaient bizarres. Les gens, aussi. Détail le plus immédiatement remarquable : ils étaient tous rasés, glabres, sans un poil. Sur certains, comme les lions, c'était carrément horrible. On aurait dit des momies lisses et noires, aux yeux démesurés. En dehors de ça, ils portaient tous des vêtements semblables à ceux qu'elle avait vu sur les étalages, chargés d'objets rares et de fanfreluches en tous sens. Et ils étaient é-normes. Tous. Soit parce qu'ils étaient obèses, soit parce que musclés comme des charpentiers.

 

Ils avaient aussi des yeux rouge ; des yeux que tellement de lumière semblait avoir brûlés à la longue. Et de ces yeux rouges, ils fixaient leurs cibles d'achat en se ruant dessus, dans une effervescence qui faisait passer les pauvres du centre pour sains d'esprit. Ils rebondissaient les uns contre les autres dans les allées à l'appel des vendeurs, ils se marchaient dessus, ils payaient trois fois le prix, sortant des liasses de billets de cinquante coyons -ça fait un demi roumi, cinquante coyons- comme s'il en pleuvait dans leur salle de bain... C'était couru. Gino, le petit Gino, finit par se retrouver pris en tenaille entre deux paires de grosses fesses qui couraient, sa tête rebondit contre les culs, et il tomba, déséquilibré par le poids de sa machine. La machine tomba elle aussi, de son sac déchiré par les culs, qui s'en étaient tout juste aperçu et avaient déjà disparu au loin. Il la ramassa, la tourna dans tous les sens et constata, à son plus grand soulagement, qu'il n'y avait aucuns dégâts.

 

Un passant moins obnubilé que les autres par ses achats, un ours, c'était vraiment très laid un ours rasé, posa alors une question aux deux sœurs, en montrant Gino. Elles lui répondirent et il s'anima comme s'il était très heureux. Une conversation s'engagea, à laquelle vinrent se joindre d'autres Mordviens. Mais peu à peu, après qu'une véritable petite foule se fut amassée, la conversation devint houleuse. On eut même bientôt l'air prêt à se battre. Les deux sœurs finirent par se fâcher et renvoyer tout le monde, qui s'éloigna en bougonnant.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Isolde.

- Nous avons beau eu leur dire qu'elle était inutile, ils voulaient absolument acheter la machine de Gino...

- Je suis sûr qu'elle sert à quelque chose.

- Moi aussi ! dit Gino.

- Bien. Nous sommes fières de toi. Mais maintenant, ne bougez plus. Nous allons vous laisser là et ne plus revenir.

- C'est ça ! Ne bougez pas ! confirma l'autre sœur.

Après quoi elles s'enfoncèrent dans la foule.

- Elles vont mettre combien de temps avant de revenir, tu crois ? demanda Gino.

- Je ne sais pas.

Elle ne revinrent jamais.

 

 

17 février 2016

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13 février 2016

Chapitre 10 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 10 : La police de Mordvia.

 

 

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« Dans les ruines veloutées par le couchant, ce qui venait comme ça d'apparaître si brutalement à l'autre bout de la rue, c'était la police montée du centre de Mordvia. En nombre. Le sol tremblait sous leurs fers et la poussière soulevée les fondait en un seul monstre orageux. Les vieilles et les enfants durent se jeter contre la muraille pour les laisser passer. C'était de fiers animaux, de grands gaillards athlétiques et droits, altiers, froids comme des statues, pas taillés pour le menuet ni la broderie. On avait cependant l'impression qu'il leur manquait quelque chose. Comme s'il n'y avait pas de vie sous leurs ténébreux uniformes. Même entre la visière et le bavolet. Une buse de Somalie, de celles à gorge rousse, puissante et musclée comme un ours s'arrêta. Elle descendit de cheval, posa le pied sur la tête du porc et tira sur la hampe de la flèche, qui sortit du crâne avec un bruit de baiser humide. Ensuite, tout en rangeant la flèche dans le carquois auquel elle manquait, elle considéra les vieilles et les enfants, qui toussaient à cause de la poussière. Et elle leur demanda s'ils avaient de l'argent.

- Otso, viens-nous en aide ! s'écria Griselnor. C'est un hold-up !

- Enfin, Griselnor... Tu vas inquiéter les enfants. Mais non... Ce n'est qu'une juste rétribution : elle nous a tout de même sauvé la vie... Ce sont des choses qui se pratiquent, par ici, rappelle-toi...

Elle ne nous a rien sauvé du tout... se dit Isolde : le gros porc avait déjà lâché sa hache. Groselnar répondit à ses pensées, comme elle l'avait déjà fait dans le temple d'Otso  :

- Mais qui sait s'il n'avait pas encore une tronçonneuse cachée dans sa barbe ? Ou une bombe incendiaire ? Ou un parapluie, ou un char d'assaut à doubles tourelles ?

- Euh... Il n'avait pas de barbe... remarqua Gino.

- C'est d'autant plus inquiétant. Où aurait-il caché son char d'assaut dans ce cas ? Ce qui m'amène à conclure par : un d'entre vous a-t-il pensé à amener de l'argent ?

Niveau logique, remarqua Isolde, elle les prenait vraiment pour des courges, depuis un moment...

- Moi... dit Gino. Mon père m'a dit que j'en aurais besoin, ici, et il m'a donné dix roumis.

Le roumi, c'est notre monnaie, comme tu t'en doutes. Ça faisait une somme assez jolie, dix roumis. De quoi acheter une bonne demie-tonne de graisse de baleine à miel, par ici... Groselnar demanda à Gino d'en sortir un pour la buse. Il obéit. Mais la buse refusa le roumi. Elle repoussa le corps du porc contre le mur, remonta en selle, alluma magiquement d'une lueur rouge, en la saisissant, une boule grande comme une pomme et qui était posée sur le pommeau de cette selle, puis leur dit de la suivre. Ce qu'ils firent.

 

Cette boule rouge, c'était un tue-moi-meurs. J'imagine qu'encore une fois, tu ne sais pas ce que c'est... »

 

Je confessai mon ignorance.

 

« Gino, lui, le savait. Dans la cour de l'école, quand les garçons jouaient à la guerre, c'était un grand classique de mauvais perdant que de crier : « Hé ! Mais j'avais un tue-moi-meurs ! ». Ils avaient même dû interdire le coup. Trop fatal au jeu.

Gino reconnut la machine, et l'expliqua à Isolde. Le tue-moi-meurs, c'était un vrai truc pas du jeu. Une bombe par absence de contact. Autrement dit, une grenade dégoupillée en permanence. Instable, délicate. Il suffisait de la dessaisir deux secondes pour qu'elle explose et rase tout dans un large rayon. Isolde comprit assez vite que le rayon, s'il était large, elle était dedans, et ça la mit très mal à l'aise. Et si la buse avait un évanouissement ? Une faiblesse ? elle se dit. Ou si le truc partait tout seul ? La buse au pas jouait avec, la faisant rebondir dans sa main.

 

Les deux sœurs expliquèrent à la buse qu'elles étaient venues rendre visite à leur ami, le Jeune Poète, dont elles savaient qu'il habitait dans les parages. Ça étonna pas mal la buse, l'idée qu'elles puissent avoir un ami qui habite dans les parages. Elle leur demanda quel genre d'animal c'était.

- Ce n'est pas un animal, voyons, fit Griselnor. C'est un Mordve !

Pour un animal brestois c'était, c'est vrai, élémentaire au sens scolaire... Je te l'ai pas encore dit ? Le Jeune Poète était un Mordve.

Mais la buse ne connaissait pas de poète mordve. Elle ne connaissait d'ailleurs pas de Mordves du tout. À vrai dire, elle ne croyait pas qu'ils aient jamais existé, les Mordves. Pour elle, c'était un peu comme les lutins à quat'zyeux et les léprechauns : mythologie commerciale et compagnie, les Mordves. Des histoires pour les gamins. Elle n'avait d'ailleurs jamais rien vu d'un Mordve. Pas le bout de l'oreille. Alors...

Alors Groselnar lui refit l'exposé historique que Griselnor avait fait aux enfants dans le train. Elle lui raconta comment les hommes étaient venus à Mordvia, comment ils en étaient repartis, et comment les montagnes avaient poussé autour de la ville. Comment les Mordves, en grands poètes qu'ils étaient, avaient créé ce monde, pareils à des dieux. La buse écouta d'un air complaisant, mais incrédule, dodelinant de la tête au rythme de son cheval, et jouant avec son tue-moi-meurs d'une manière qui mettait Isolde de plus en plus mal à l'aise. En réfutant l'existence des Mordves, elle s'était animée et l'avait fait sauter plusieurs fois. Isolde avait vu la lumière faiblir, presque à s'éteindre, et elle avait compté les secondes. Jusqu'à une et demie, une fois.

 

L'histoire des Mordves n'émerveilla pas la buse.

- Moi ce que je vois, surtout, qu'elle dit à la fin de l'histoire, en les pointant avec la main qui tenait la boule, c'est qu'il faudrait peut-être voir à être sérieuses, les mamies. Vous êtes gentilles, mais il y a quand même des gamins sous votre responsabilité... Et dans le quartier, croyez-moi, c'est pas la poésie qui les sauvera...

- La poésie est un bien féroce soldat... dit Groselnar.

- Euh, si vous voulez... Mais m'est avis qu'il vous faudrait quand même un peu plus que deux fleurs et trois rimes pour survivre par ici.

- Les Mordves n'utilisent plus de rimes depuis longtemps... dit Griselnor.

- À la rigueur pour faire des incantations, concéda Groselnar.

- Oui, à la rigueur.

- Je le dis une dernière fois : le quartier étant comme il est, ce serait quand même assez bien de ne plus y amener les gosses à la chasse aux papillons à l'avenir, vu ? Je vais vous ramener à la gare. Il y a là un passage vers les quartiers neufs du Nord. Vous n'avez pas vu tout le monde prendre la même direction, en sortant du train ?

Elle avait failli lâcher le tue-moi-meurs pour montrer la direction de la gare.

- Si, mais...

- Eh ben c'est là qu'on va, maintenant.

Ça ruinait tout espoir immédiat de retrouver la maison du Jeune Poète, ça... Et Isolde aurait bien continué à la chercher, histoire de rentrer à Brest au plus vite. Elle se sentait parfaitement capable de défendre Gino et les deux vieilles. Elle avait sa force exceptionnelle, son nouveau rugissement, et puis elle n'était pas peureuse, Isolde.

 

Autour d'eux, les pauvres étaient tous réveillés maintenant. Ils circulaient bien davantage. Groselnar finit par poser la question à la buse :

- Mais qui sont tous ces gens ?

La buse montra le monde avec un grand geste, et ne reposa négligemment la main sur le tue-moi-meurs qu'au bout de quatre secondes et demie, comptées avec angoisse. Elle leur raconta. On avait vu les migrants arriver en même temps que le TVM d'un peu partout dans le monde ; de toutes les Rues-qui-n'existent-pas. Au départ, on les avait accueillis. Mais depuis plusieurs années ils étaient venus trop nombreux et on avait dû prendre des mesures de police, pour les cantonner dans le centre et protéger les habitants réguliers. Ils tournaient au thé bleu... Ça cassait bien, le thé bleu. Ça vous déboulonnait la tête comme un concentré exponentiel de graisse de baleine à miel. C'était même plus des animaux, ces gens-là.

Joignant le geste à la parole et la sentence au jugement, elle donna un coup de matraque sur une tête qui s'approchait trop de son cheval. Le pauvre à qui la tête appartenait, un dindons aux yeux rouges, s'écroula à terre. Elle avait fait ça comme ça, sans prévenir. Elle rit. Vraiment, c'était trop facile. Ces cons-là tenaient à peine debout. Isolde compta une longue seconde avant qu'elle ne referme la main sur le tue-moi-meurs, qui avait commencé à s'éteindre sans qu'elle l'ait lâché pour autant. Comment qu'ils s'appelaient, les deux petits ? elle demanda ensuite. Isolde et Gino, on lui dit. Une main sur la hanche, avec les yeux brillants de qui accorde une faveur, elle proposa alors à Isolde de finir le trajet sur son cheval. Groselnar traduisit la proposition à Isolde. Mais Isolde ne voulut pas.

- Pourquoi ? lui demanda Groselnar.

- Ben euh... C'est que je n'ai aucune envie de monter en selle avec cette grosse abrutie. Elle me fait peur... Il lui avait fait quoi, ce dindon ?

- C'est une bonne raison, dit Griselnor.

- Une excellente raison, confirma sa sœur.

Elle répondit donc à la buse qu'Isolde avait trop peur du cheval. La buse en tira un nouveau fier sourire, et n'insista pas. Ils arrivaient à la gare, autour de laquelle ses copains s'étaient maintenant déployés en cordon. Ils caressaient leurs armes lourdes, ou s'aidaient les uns les autres à ajuster leurs protections : jambières, gilets et casques. Devant le cordon s'amassait une quantité particulièrement grande de pauvres, qui erraient apparemment sans but, sans même leur prêter attention.

 

Pourtant, quand la buse fit traverser le cordon aux enfants et aux vieilles, ça provoqua un mouvement des pauvres. Ils se précipitèrent vers la brèche en trottant, comme si on leur volait quelque chose. Mais les copains de la buse leur jetèrent des bouteilles de thé bleu, sur lesquelles ils se précipitèrent, et le cordon se referma.

 

- Il faut suivre cette rue, leur montra enfin la buse.

Cette rue s'enfonçait, déserte, dans la nuit bleue. Elle les mena jusqu'à un poste de police, au pied d'une arche de viaduc. De l'autre côté du viaduc, une autre rue était animée, vivante, lumineuse. La buse parla pour eux avec le fonctionnaire en faction. Il demanda encore s'ils avaient de l'argent. Ils lui montrèrent le roumi de Gino, mais il ne le prit pas. Il les laissa passer à la simple vue du roumi.

- Vous pouvez me remercier, dit la buse en ébouriffant le dessus de la tête d'Isolde.

Isolde se recoiffa.

- Vous n'avez plus rien à craindre, maintenant. Les quartiers neufs sont là, de l'autre côté. Évitez de revenir de ce côté, d'accord ? Comme je vous l'ai dit, ce ne sont plus des animaux, ces gens-là. Ils sont dangereux. Vous voulez retenir un mot de notre rencontre ? Retenez ça. « Dangereux. »

- Merci, dit Groselnar, après avoir traduit aux enfants.

- Merci, dit Griselnor.

- Merci, dit Gino, en mordve, premier mot qu'il osait dans notre vieille langue.

Isolde ne dit rien, bien qu'on l'en priât du regard.

- Ce sont encore des animaux, finit-elle par sortir. C'est vous qui êtes dangereuse et stupide.

Les regards des trois autres se firent pressamment interrogateur.

- Je dis ça... à cause du vieux porc. Avant qu'il ne reçoive la flèche de l'autre, il m'a regardée. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis dit : quelque part, nous sommes tous des vieux porcs.

- Qu'est-ce qu'elle a dit ? demanda la buse.

- Que sans vous nous n'aurions certainement pas été informés de cette manière, et qu'elle vous remercie, simplifia Groselnar.

Elle attendit que la fière buse se soit suffisamment éloignée pour s'exclamer :

- Quelle belle leçon !

- Quelle belle leçon... approuva sa sœur.

- Vous trouvez ? demanda Gino.

À qui elles ne répondirent pas, car dans leurs yeux brillait enfin le reflet du Mordvia qu'elles avaient connu. Lumineux, riche, et florissant.

 

 

2 février 2016

Chapitre 9 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 9 : Où la ville change de face.

 

mouton

 

 

Quoique les deux vieilles biques en disent (« Non, pas du tout !»), les quartiers Nord de Mordvia étaient déjà beaucoup plus semblables à ce qu'elles avaient raconté dans le train. De ce côté, tout était vivant, lumineux, et riche. De ce côté, des bâtiments de verre et d'acier, comme taillés à même la lumière, propulsaient leurs clartés sur la rue dans un grand massacre de couleurs tendres, qui les faisaient flotter dans l'espace annulé par la nuit. Et ils avaient de ces formes... C'était des champignons, des livres ouverts, des tours arquées, des vagues immobiles... Fiat ! Ça en jetait.

 

Isolde, Gino et les deux biques étaient assis à un genre d'arrêt de bus, avec dix autres migrants. Au bout de leur course, ils étaient tombés sur une porte monumentale gardée par des collègues de la buse. Ils les avaient accueillis avec le même genre de bonne humeur qu'elle, et fait la démonstration aux enfants du fonctionnement de leur herse, une porte de plomb de l'épaisseur de la muraille, qui avait fait trembler la terre en tombant. Elle obéissait à un mécanisme très réglé et compliqué ; toutes les demi-heures, sans quoi elle tombait toute seule, il fallait frapper d'un rythme précis, modifié chaque jour, une sorte de tambour de basque à demi-engagé dans la muraille. C'était bien dangereux ça aussi, s'était dit Isolde. Ils les avaient ensuite guidés vers l'arrêt de bus, où ils attendaient maintenant l'arrivée de Bossoumata, la mère du capitaine de la ville. C'était elle qui se chargeait personnellement, leur avait-on dit, d'accueillir les migrants qu'on avait jugés récupérables, et dont ils avaient la chance de faire partie. Comme personne ne parlait la même langue parmi les nouveaux venus, ils attendaient en silence.

 

Les Mordviens devant eux, gens normaux, se pressaient autour d'un marché. Ça faisait du bien à Isolde et Gino, de voir des gens normaux. Quoiqu'à bien y regarder, ils n'étaient pas si normaux. D'abord ils étaient tous soit démesurément obèses, soit bizarrement musclés, comme la buse ; dans les allées serrées du marché, les gros culs s'emboutissaient aux tas de viande. Il y avait aussi que leurs habits paraissaient tous neufs, amidonnés, comme sortant du magasin. Ils ne s'étaient pas encore faits à leurs corps on aurait dit, ou l'inverse, et on voyait les Mordviens tirer sur leurs chemises ou remonter leurs lunettes de soleil à chaque pas. Car beaucoup portaient des lunettes de soleil malgré la nuit. Et puis il y avait une drôle d'unité dans le style. Les mâles étaient tous en chemise blanche, ouverte dans le froid, et les femelles en jupes très courtes, qui gainaient leurs grasses cuisses, et talons hauts. Chose extraordinaire, les ours mêmes étaient habillés. Et les ourses portaient les mêmes talons hauts que les autres ; mais à cause de leurs grosses pattes, pas du tout faites pour ça, enserrées dans les escarpins, et de la masse de leurs corps (la mère d'Isolde aurait à peine été dans la norme, à Mordvia), leur pas était vacillant ; elles avançaient comme des chevaux sur la glace. C'était assez ridicule.

 

Au bout de deux bonnes heures, il y eut un mouvement dans la foule. On s'écartait pour laisser passer Bossoumata et son cortège.

 

Bossoumata était une très grosse brebis, aux formes débordantes. Deux jappants ratiers en laisse, elle marchait les jambes arquées, tout encombrée de son propre lard. Un groupe nombreux d'animaux de mer, tous habillés de noir, la suivait. En approchant de l'arrêt de bus, elle se dirigea droit vers Isolde, tendit les bras, contracta les yeux comme pour les faire rentrer à l'intérieur de son visage, et s'exclama, réjouie : « Bakiyle ne föf ! »

Mots enthousiastes que les deux sœurs ne traduisirent pas, pour la bonne raison qu'elles n'étaient plus là. Elles étaient parties il y avait à peu près une heure en disant :

- Ne bougez pas. Nous allons vous laisser là, et ne plus jamais revenir.

- C'est ça ! Ne bougez pas !

Après quoi elles s'étaient enfoncées dans la foule, à la suite d'un flic avec qui elles discutaient depuis un moment.

- Elles vont mettre combien de temps avant de revenir, tu crois ? avait demandé Gino.

Mais elles n'étaient toujours pas revenues, ni le flic.

 

Peu importe. Car il fut bientôt évident qu'Isolde n'avait plus besoin de traductrices. Tandis que la brebis rotonde, les yeux toujours mi-clos, lui prenait la tête entre ses paumes, elle dit, dans le mordve le plus pur et élégant :

- Yavut, yavut, k'sem betänyiyle...

« Oui, oui, mais vous m'écrasez les joues... » La brebis, surprise autant que Gino, relâcha Isolde. Elle lui demanda où elle avait appris à parler un si beau mordve.

 

Isolde répondit qu'elle ne le savait pas. C'était l'exacte vérité. C'était bien une couple d'heures auparavant, quand les sœurs Pourtant avaient essayé de convaincre le gros porc de lâcher Gino, qu'elle avait entendu du mordve pour la première fois de sa vie.

- Voyons, on sait où on a appris une langue... insista la brebis.

Je te la fais en français maintenant, parce que sinon on ne va pas s'en sortir. Isolde réfléchit. Ça lui était venu en regardant les Mordviens au marché. Petit à petit, elle s'était mise à comprendre tout ce qu'ils disaient.

- Je viens de l'apprendre.

- Tu viens de l'apprendre ? Là, maintenant ?

- Oui.

Ça la fit rire, la brebis. Elle l'attira à nouveau contre elle, l'embrassa, la baisa même de mille poutous sentant le suint, puis passa à un autre enfant, dont elle commença aussi par prendre les joues entre ses paumes.

 

Les animaux en noir qui l'accompagnaient parlaient diverses langues. Ils expliquèrent aux migrants comment Bossoumata allait s'occuper d'eux. Les enfants iraient à son école, et les adultes recevraient une formation professionnelle qui leur permettrait de s'intégrer à la ville. Ils avaient aussi apporté des paniers de nourriture ; ils la distribuèrent. À Isolde, et à deux autres oursons migrants, on servit d'un bidon tout fumant de grands bols de soupe de graisse de baleine à miel, pleins de bon morceaux. Isolde, à qui l'odeur seule de la graisse de baleine à miel donnait toujours autant la nausée, refusa son bol. L'opossum qui le lui avait servi en fut bien étonné. Comme il parlait français, Gino lui expliqua qu'elle n'avait jamais aimé ça. L'opossum prit la cuiller et essaya quand même de la présenter à la bouche de l'oursonne. Mais Isolde tourna la tête avec des airs de dégoûtation terrible. Ça dura jusqu'à ce que Bossoumata revienne vers eux.

- Vous ne savez pas vous y prendre, Jean-Pierre... qu'elle dit alors à l'opossum. Donnez-moi ça. Il ne faut pas la forcer...

Bossoumata prit elle-même la cuiller, et fit exactement la même chose que Jean-Pierre. Elle obtint les mêmes résultats. Elle montra à Isolde les deux autres oursons du groupe, qui se goinfraient :

- Regarde... Eux, ils vont être très très forts, et il ne t'en restera plus, si tu continues à faire la tête... Tu n'as pas envie de devenir très très forte ?

- Je ne fais pas la tête ; je n'ai jamais aimé ça, c'est tout... Et je suis déjà très très forte.

Bossoumata reposa la cuiller.

- Pauvre choute, qu'elle dit.

Puis elle reversa le contenu du bol dans le bidon. Isolde remarqua qu'elle avait une lourde montre au poignet. Son estomac en gargouilla.

 

On les emmena, ensuite, jusqu'à ce qu'on appelait à Mordvia l'école des pauvres. Sans les deux sœurs, qui n'étaient toujours pas revenues. Les deux enfants l'avaient signalé aux animaux en noir, mais on ne les avait pas vraiment crus. Aucun policier ne manquait au groupe, et il semblait hautement improbable à tout le monde que l'un d'eux ait décidé de lui-même d'offrir une promenade à deux nouvelles arrivées. Bossoumata avait pris Isolde par la main pour faire le chemin. Elle avait dit à l'opossum Jean-Pierre, en lui confiant ses deux ratiers :

- Tenez-moi ça. Je crois que celle-là a subi un choc émotionnel traumatique assez grave. Elle a besoin d'amour...

Puis elle avait refait un gros bisou à l'oursonne, et ils s'étaient mis en marche.

 

À l'école des pauvres, on leur montra les classes où on leur enseignerait tout ce qui leur permettrait de devenir des Mordviens utiles. Essentiellement, la langue mordve et la comptabilité. Mordvia avait grand besoin de comptables, à cause du commerce de la graisse de baleine à miel. On leur donna aussi des adresses où les animaux en noir, qui seraient leurs professeurs, les aideraient à s'installer le soir même. Il n'y avait pas de pensionnat à l'école des pauvres : dans l'idée de Bossoumata, les pensionnats étaient des endroits horribles, où on mangeait mal, et où on maltraitait les enfants. Elle préférait donc leur louer des appartements individuels. Elle était assez riche pour ça.

 

Pour qu'ils ne soient quand même pas perdus dans la grande ville, elle leur distribua aussi des sortes de peluches volantes et animaloïdes, qui veilleraient sur eux. Ces animaloïdes n'étaient que le premier contact d'Isolde avec la technologie mordvienne, pleine de curiosités. Il lui échut un lapin fraise qui s'appelait « Bisou » et à Gino une carpe nacrée qui s'appelait « Câline. » C'était Bossoumata qui les avait baptisés elle-même, pour que leurs noms rappellent toujours aux enfants l'amour qu'elle leur portait. Car à partir de maintenant, ce serait comme ça : elle les aimerait tous, là, soudain, comme ses propres enfants. Quand Gino et Isolde demandèrent s'ils pourraient habiter ensemble, elle répondit : « Mais bien sûr... » « Immeuble familial 792, huitième gauche, indiqua Jean-Pierre. Il y a deux chambres. » Alors Isolde se dit qu'aux cours de comptabilité et aux bisous suintants près, la vie de bannie ne serait peut-être pas si désagréable que ça. Pas plus désagréable en tous cas que la vie dans notre rue, avec ses tarés de parents.

 

C'était bien se gourer.

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27 janvier 2016

Chapitre 8 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 8 : Les soeurs Pourtant.

 

 

baba

 

« Alors évidemment, je n'ai pas assisté à la suite. Mais j'en connais quand même un bon bout. Grâce à ça. »

 

Papa morse me tendait un gros volume de galuchat, à tranche dorée, sur la couverture duquel il était écrit : « Esölt Intrödü. »

 

« La geste d'Isolde, me traduisit-il. Ça m'a été envoyé de Mordvia par le Cabinet d'Histoire Nationale Animalier. Comme c'est tout en mordve, je vais te faire un résumé si tu veux bien. »

 

Je voulus bien.

 

« Les sœurs Pourtant étaient tout excitées par le voyage. Elles piaillaient sans discontinuer depuis le départ de l'Express. Griselnor faisait même des mouvements de gymnastique pour calmir. Les mains jointes paume contre paume au-dessus de la tête, elle enchaînait les flexions rapides. Mais les enfants ne partageaient pas cet entrain. Avoir perdu leurs parents et tout espoir de revoir l'endroit où ils avaient grandi, ça les avait rendus, pour tout dire, pas jouasses. Ce n'est donc pas d'allègre transport qu'Isolde retrouva soudainement la parole. Pourtant, elle la retrouva à ce moment. Dans le train. C'est ce que raconte la geste.

- Mordvia ! disait Groselnar. Rendez-vous compte !

- Pouf, pouf, haletait sa sœur. C'est sensationnel !

- La plus belle ville du monde !

- Oh oui !... Pouf, pouf ! Cette agitation qui s'agite d'une manière si agitée, vous allez voir ça !

Et ses monuments ! Pouf, pouf, dis-leur, Groselnar ! Ses monuments !

- Monumentalement monumentaux, dans le genre monuments.

- Il faut, pouf, aller dans la vieille ville surtout, avec ses mignonnes petites maisons de couleurs, pouf, pouf, si colorées ! Le calme... Et le sourire des gens ! Pouf, pouf... Il n'y a pas plus accueillant, au niveau de l'accueil !

- C'est que ce sont de féroces marins...

Griselnor interrompit ses flexions.

- Oh ! J'ai une idée, Groselnar ! Nous irons prendre une glace chez Troefrüd, en arrivant !

- Oh oui ! Quelle belle idée... Une bonne glace... Vous voudrez des glaces, les enfants ?

Isolde et Gino s'entreregardèrent. On les avait prévenus, et Giocchio avait bourré la valise de son fils de vêtements épais, à fourrure : il allait facilement faire moins de dix degrés en dessous de zéro, à Mordvia. Gino s'en étonna donc, de leur idée :

- Vous y avez vraiment habité ?

- Pas du tout !

- Pas du tout, non ! Nous y avons vécu...

C'est alors que, pour la première fois depuis si longtemps, Isolde prit la parole. Pour dire à Gino :

- Ben mon vieux, si tout le monde est comme elles, là-bas, ça promet...

 

Les historiens débattent encore pas mal de savoir pourquoi la parole revint à Isolde à ce moment précis. Il y en a qui pensent que c'est à ce moment seulement qu'elle réalisa qu'on ne l'enverrait plus à l'école de sitôt. D'autres que c'est à cause de Gino ; qu'il était le premier gamin qu'elle rencontrait, depuis longtemps, qui lui inspire confiance. On a aussi parlé de la Lune, et de l'effet de la pression du noyau terrestre, par lequel passait le TVM, dont Isolde aurait inconsciemment pu ressentir les effets. Mais ce sont des théories plus controversées. Ce qui est sûr, c'est que Griselnor et Gino en restèrent baba au rhum ; elle s'exclama :

- Elle parle !

- Bien sûr qu'elle parle ! répondit Groselnar. C'est une ourse...

Griselnor réfléchit une seconde, changea totalement de figure, et approuva :

- Bien évidemment.

Elles attendirent un peu qu'Isolde parle à nouveau, ce qu'elle ne fit pas. Griselnor continua donc l'exposé sur la ville, passant aux légendes de sa fondation. Mordvia, cachée au monde comme notre rue, avait été fondée par Trois-masques, le premier des Mordves. Elle était aujourd'hui habitée principalement par des animaux de mer, mais c'était le grand savoir des Mordves qui l'avait dissimulée au monde.

- Comment ? demanda Gino.

- Au milieu d'une montagne. Les Mordves font pousser les montagnes.

- Vous êtes sûres que ça pousse, les montagnes ? demanda Isolde.

- Bien sûr que ça pousse, les montagnes, puisque les Mordves en font pousser...

- C'est un peu facile...

- Comment ?

- C'est un peu facile.

- Non, il n'y a rien de facile à faire pousser les montagnes, crois-moi. J'ai essayé ! Hein Groselnar ?

- Oh, oui, je me souviens ! Elle en avait fait une hémorragie cérébrale, la pauvre... Les Mordves l'ont soignée, heureusement. Bien sûr... Mais pourquoi est-ce qu'elle n'aurait pas essayé ?

- Parce que vous mentez, peut-être.

- Que vous êtes même capotées délirantes, ajouta Gino.

Il était aussi sceptique qu'Isolde.

- Oui, avoua gaiement Groselnar. Mais nous sommes vos guides... Il faut donc nous croire.

Ça ne convainquit pas beaucoup les enfants.

 

À Mordvia, Le TVM ne s'arrête pas au beau milieu d'une rue, comme partout ailleurs. À Mordvia, il y a une gare. À son approche, après leur sortie de terre, Isolde put voir que des dizaines d'autres trains couraient sur des dizaines d'autres voies parallèles à la leur, dans les deux sens. Elle déduisit que d'autres capitaines avaient dû jouer au go avec le Diable des chrétiens, et que l'Express, qu'elle croyait unique, n'était qu'un exemple isolé d'un phénomène mondial. Ce fut la première surprise que lui réserva Mordvia.

 

La deuxième fut que la ville avait bien changé, depuis que les deux sœurs en étaient parties, et qu'elle ne correspondait plus vraiment à leurs souvenirs gracieux. À la sortie de la gare, aussi monumentalement monumentale qu'elles l'avaient promise, on leur accordera au moins ça, elles emmenèrent les enfants jusqu'au glacier Troefrüd. Devant chez Troefrüd, Griselnor avança :

- Je crois que c'est fermé.

Dans la mesure où il ne restait du magasin que les ruines de trois murs envahis par le lierre et qui tenaient un toit crevé, oui, c'était certainement fermé, se dit Isolde. Et elles auraient pu s'en apercevoir de plus loin. Les jolies maisons colorées dont Griselnor leur avait parlé dans le TVM pourrissaient en ligne, désertées, tout comme les immeubles qui les entouraient, sales et borgnes de planches et de bâches flottant au vent.

 

Le ciel était noir et pesant, au-dessus des falaises qui entouraient la ville.

- Allons chez le Jeune Poète, alors ! dit Groselnar.

- Oui, le Jeune Poète. Je crois que c'est le plus urgent.

- Vous savez où habite le Jeune Poète ? s'étonna Gino.

- Bien sûr... C'est une vieille connaissance.

- Mais... Pourquoi est-ce que vous ne nous l'avez pas dit plus tôt !

- Chaque chose en son temps... Nous ne vous avions pas non plus dit que Troefrüd était fermé.

- Mais ça, vous ne le saviez pas... dit Isolde.

- Bien sûr que si ! Nous sommes vos guides, voyons ! Simplement, il est parfois important d'être déçu... Allez, en route !

Sur cette nouvelle et bizarre preuve de mauvaise foi, ils se remirent en marche.

 

Ils suivirent encore sur une centaine de mètres l'avenue pavée qui les avait éloignés de la gare, puis tournèrent au coin d'un rue plus petite. Gino marchait la tête en l'air, fasciné par les sommets des hautes tours. Ça l'obsédait, sa machine. Isolde, elle, regardait davantage devant elle, et venait de se rendre compte que ce qu'elle avait jusque là pris pour des ordures, au pied des immeubles, était en fait des gens qui dormaient, enfouis sous des cartons et des couvertures informes. La ville n'était pas du tout déserte.

 

Ceci dit, ce qui pouvait pousser les animaux de Mordvia à dormir dehors et à ne se réveiller que le soir tombant, car ils en étaient visiblement à l'heure de se réveiller, ça l'intriguait. Elle posa la question aux deux vieilles :

- C'est quoi, tous ces gens sales dans la rue, qui dorment si tard ?

- Des pauvres... dit Griselnor. Tu n'en avais jamais vu ? J'avoue que ça fait très longtemps que nous non plus. Les pauvres sont fainéants, sales, mentalement dérangés, et parfois dangereux. Les villes des hommes en sont pleines, mais qu'il y en ait tant à Mordvia, c'est une nouveauté. Sans doute qu'on s'est dit qu'on en avait besoin ?

- Sans doute... acquiesça Groselnar, puisque Bossouma en a mis partout.

- Bossouma est le capitaine de la ville. C'est lui qui a obtenu la gare centrale du diable des chrétiens. Il n'est donc pas stupide.

- Je n'ai jamais dit qu'il était stupide...

- Effectivement, tu ne l'as pas dit ! Elle a raison ! Ce qu'elle est douée, quand même...

- Ça, douée, elle l'est confirma Griselnor.

Elles avaient l'air de se moquer d'elle.

 

Les pauvres qui se réveillaient se réunissaient autour de feux allumés dans les ruines. Là ils faisaient bouillir dans des casseroles défoncées une sorte de thé bleu, qu'ils versaient de haut dans leurs timbales. Isolde demanda ce que c'était.

- Bien sûr !... fit Groselnar. Vous ne connaissez pas ça non plus, les infusions d'andouille. Explique-leur, Griselnor.

- Ce sont des infusions d'andouille de baleine à miel séchée. L'andouille de baleine à miel, une fois séchée, se râpe. Et elle est très amusante, en infusion. C'est une invention des Mordves. Il faut des siècles, pour sécher une telle andouille... Les Mordves sont, de manière générale, très amusants. J'espère que vous en rencontrerez.

Isolde ne comprenait plus rien.

- Mais ce n'est pas un Mordve, justement, qu'on est en train de chercher ?

Tout le monde le savait : la légende de la tour Est voulait que le Jeune Poète soit un Mordve.

- Bien sûr ! dit Griselnor. Ça m'était complètement sorti de la tête, excuse-moi.

- Il n'y a pas de quoi, répondit Groselnar, à la place d'Isolde.

Et elles reprirent leur marche rapide. C'était évident. Quand Inyambo les avait choisies pour guides de deux enfants, elle était devenue folle.

 

Ils s'engageaient maintenant dans des boyaux étroits, tordus, qui n'aboutissaient qu'à des carrefours aux angles bizarres et des placettes poisseuses d'ordure, où ne coulait plus la lumière. Dans les quelques artères qu'ils traversaient tout de même, les pauvres étaient de plus en plus nombreux. Ils erraient en glapissant impromptu des sortes de rires avortés, et certains les regardaient fixement, de cet exact regard malin qui fait deviner au bétail, dans la savane, qu'il est l'heure de s'éloigner des lions.

Les vieilles n'avaient pas vraiment l'air de savoir où elles allaient. De temps en temps, elles s'arrêtaient.

- Et ici ? demandait Griselnor.

- À gauche, bien sûr, répondait Groselnar.

Et d'un commun accord, elles prenaient à droite. Isolde le leur fit aussi remarquer.

- À gauche, à droite, c'est la même chose... répondit Groselnar.

- Oui, ça n'a pas grande importance, dit Griselnor.

- Ben... Pour arriver quelque part...

- C'est là !

Si c'était effectivement là, se dit Isolde, le hasard faisait rudement bien les choses. Glorieuse et sautillante, Griselnor désignait une maison dont il restait presque aussi peu que de la boutique du glacier Troefrüd. La porte seule intacte, fermée, se dressait ridicule entre les murs crevés.

- Je reconnais très bien la maison !

- Il n'a pas l'air d'y être, remarqua Isolde.

Griselnor s'approcha de la porte et frappa, un seul coup d'abord, puis trois, puis quatre, puis à nouveau trois, au bas de la porte. Il ne se passa évidemment rien. Elle se retourna alors, et dit :

- Il doit être sorti.

- Ou alors, il travaille ailleurs... proposa Groselnar.

- Ou alors, il n'y habite pas encore...

- Bien sûr ! Nous allons l'attendre.

 

En reculant, Isolde se prit les pieds dans un lapin cul-de-jatte, hideur sale et pelée qui traînait ses moignons dans la boue du pavé. Il s'éloigna en gloussant abruti, nullement fâché. Isolde n'avait aucune envie de rester là à attendre le retour hypothétique, dans son hypothétique maison en ruines, d'un Jeune Poète tout aussi peu crédible. Ils s'approchaient de plus en plus, les pauvres.

- Et si on se contentait de chercher où dormir, aujourd'hui ? proposa-t-elle.

- C'est une idée très intelligente, jugea Groselnar.

- Très, confirma Griselnor. Mais où est Gino ?

Gino ne lui tenait en effet plus la main. Elles se retournèrent, et découvrirent qu'il s'était arrêté au dernier carrefour, le nez en l'air. De ce carrefour s'élançait une tour deux fois plus haute que les autres, et il regardait son sommet, immobile. Une silhouette massive se dressa derrière lui.

 

Isolde et les deux vieilles crièrent, mais trop tard. Elles coururent. La silhouette était en fait celle d'un gros porc édenté, avec un drôle de regard en tête d'épingle, comme éteint. Il avait sauté sur Gino, et le traînait maintenant sur le pavé, le tenant par une jambe. Gino avait beau se débattre et crier, le vieux porc se contentait d'avancer en ricanant comme s'il s'agissait d'une bonne blague.

- Seltra ü, porkröd ! Seltra ! lui crièrent les deux sœurs.

Ce qui voulait dire « Lâche-le, gros porc ! » en mordve, la langue du pays. Mais le porc, qui devait faire trois ou quatre fois leur taille, n'avait même pas l'air de les entendre. Il s'était arrêté près d'un tas de cartons. Ricanant toujours, il sortit un hachoir de dessous ces cartons. Il allait faire du steak avec Gino.

- Otso ! crièrent les vieilles, paniquées.

Isolde, elle, ressentit une chaleur terrible au plus profond de ses tripes. Quelque chose qui la brûla et la démangea à la fois. Puis un rugissement hors norme, celui-là même qu'elle poussait quand on essayait de l'empêcher de manger des horloges, sortit de sa bouche. Le porc s'arrêta dans son mouvement, le hachoir en l'air. Il resta un instant figé, puis il sourit.

- Esölt ! dit-il.

Et il libéra Gino, qui recula à toute vitesse, sur les talons et les paumes.

- On dirait mon nom, remarqua Isolde.

- Très exactement, confirma Groselnar. Les aveugles voient bien mieux que nous.

Mais Isolde n'eut pas le temps d'interroger cette nouvelle absurdité : car un bruit de cavalcade, à l'autre bout de la rue, fit trembler le monde.

 

Ce qui leur arrivait droit dessus, perçant la brume de son galop lourd et poussiéreux, c'était la police montée de Mordvia. Les vieilles et les enfants durent se jeter contre la muraille pour les laisser passer. Un seul s'arrêta. Une buse de Somalie, à gorge rousse. Ses deux bras, on aurait dit des jambons montés sur des dindes rôties. Isolde n'avait jamais vu ça non plus. Elle mit pied à terre, poussa les deux vieilles, et envoya un violent coup de crosse de son fusil dans le sourire du porc aveugle. Il s'écroula de tout son long. La gueule du gros porc baignant dans le caniveau, bien immobile, elle se retourna vers eux :

- Oh, le petit machin ! Une mini ourse. C'est rigolo, ça...

- Vous parlez français ? s'étonna Gino.

- Oui, on nous forme, maintenant. Et notre lieutenant, là, repère les langues à la tête du client. Il est infaillible. Je ne sais pas comment il fait, mais dès le bout de la rue, il a dit : « français ! »

- Ah, très bien ! dit Griselnor. Vous voyez, les enfants, ce que nous vous avions dit, comme c'est féroce et accueillant ? C'est donc vous qui êtes chargée d'accueillir les nouveaux venus ?

- Oui... Enfin pas tous. On ne se charge que du récupérable... Et encore, dans la limite des places disponibles. Les enfants, surtout. Vous avez de la chance, vous serez les derniers aujourd'hui. Mais qu'est-ce que vous faisiez, si loin dans le centre ? Vous ne vous êtes pas rendu compte que c'était dangereux ?

- Nous rendions visite à un ami poète, dit Griselnor.

- Dans le centre ?

Ça avait l'air de beaucoup la surprendre, la buse.

- C'est un Mordve... précisa Isolde. Peut-être que vous le connaissez ?

- Ah ah ah ! s'esclaffa la buse, après un moment de surprise. Un Mordve... Elle est vraiment chou. Mais les Mordves n'habitent pas ici, ma mignonne, ils vivent dans la forêt, avec les petits animaux...

Pourquoi est-ce qu'elle lui parlait comme si elle était débile ? se demanda Isolde.

- Viens ! Je vais te montrer mon fusil.

 

Après tous ces éprouvants kilomètres dans le labyrinthe des rues, monter en selle, c'était pas de refus. Isolde s'y retrouva donc entre les drôles de bras de la buse, qui lui montra effectivement son fusil sous toutes les coutures, et même, visa l'une des sœurs et appuya sur la gâchette. Mais il n'y eut qu'un léger déclic. Le cran de sûreté ! elle révéla à Isolde. Et elle lui en expliqua très exactement le fonctionnement. Elle ajouta qu'il fallait faire très attention avec les armes à feu. Que c'était très dangereux. C'était des coups à tuer quelqu'un, si on l'oubliait. Elle semblait attendre d'Isolde l'expression d'une certaine admiration pour le risque encouru. Mais Isolde resta muette. Alors, par vexation, ou je ne sais quoi, elle tira pour de vrai, « Baoum ! » Isolde en resta à moitié sourde et, au loin, un pauvre s'écroula comme un gros porc.

- Ah ! Ah ! Ah !Tu vois ? Tu veux essayer ? proposa la buse.

- Non merci, dit Isolde. Je n'aime pas trop ça, la mort.

- T'as raison, fit la buse, comme fière de la leçon donnée.

Et leur conversation s'arrêta là.

 

Ils retraversèrent le quartier jusqu'à la gare, par un autre chemin (beaucoup plus court) que celui des deux vieilles. Sur ce chemin, ils croisèrent une ruine dans laquelle avait grandi un sapin si haut qu'on n'en voyait pas le sommet plongé dans la nuit. On aurait dit le mât du ciel, prêt à céder. Les pauvres toujours plus nombreux erraient en poussant toujours les mêmes gloussements. Sur le parvis, séparés de la gare par un cordon de collègues de la buse, ils les découvrirent assis par centaines, l'air d'attendre quelque chose. Isolde comprit quoi, quand ils eurent traversé le cordon. Une équipe de collègues de la buse se mit à leur jeter de grandes pelletées d'une herbe bleue qui devait être de la fameuse andouille séchée, et ils se ruèrent dessus.

- Ils vont bien s'amuser ! cria Griselnor, par-dessus les gloussements des pauvres.

- Certainement, dit Groselnar.

Ça fit rire aussi la buse. On était à la fête, en somme. Il n'y manquait en effet plus que ça, au tableau pitoyable. Des rires. Le grand sapin avait cédé, et abattu sur eux la nuit. Isolde réalisa qu'il devait avoir un certain âge, ce sapin.

- Ça fait combien de temps que la ville est en ruines ? demanda-t-elle.

- Depuis deux siècles, répondit la buse. C'est deux fois cent ans. Depuis qu'on a le TVM, et les migrants, précisément. Les migrants... sales. Pas toucher.

Deux siècles... se dit Isolde. Les deux vieilles n'avaient donc pas pu le connaître florissant. Une autre idée vint à Isolde.

- Et les Mordves... Est-ce qu'ils existent vraiment ?

- Ah ! Ah ! Mais bien sûr... C'est eux qui ont fondé la ville, et inventé notre langue. Seulement il ne faut plus venir les chercher par ici ! Il y a de grands parcs, dans les quartiers Nord, où vous pourrez chasser tous les Mordves que vous voulez. Tu verras.

Elle y croyait en somme autant qu'aux farfadets. En dehors de sa taille, qui avait dû aussi la tromper, c'était pour ça qu'elle lui parlait depuis tout à l'heure comme à une oursonne de trois semaines... Isolde lui avait posé des questions sur les lutins des légendes du pays, en fait. Quelque chose qui n'existait pas. Quelque chose qui lui disait qu'ils n'étaient pas près de le trouver, le Jeune Poète, surtout. C'était une confusion fréquente dans le monde d'Otso. Le dieu des ours s'était pas mal lâché, dans sa création, et l'avait rempli de tellement de créatures invraisemblables et curieuses qu'on ne savait jamais trop si elles étaient vraies ou légendaires. Il suffisait de penser aux gloutons, par exemple. Mais dans le cas présent, c'était emmerdant.

- Bien sûr ! s'exclama Griselnor. Vous trouverez le Jeune Poète là-bas, tout au Nord !

- Oh, oui ! acquiesça Groselnar. Il ne faut pas vous inquiéter...

Elles, elles n'en rataient pas une pour les prendre pour des jambons. Mais Isolde s'y résigna. Après tout, elles essayaient peut-être seulement de les rassurer, avec les moyens du bord, qui n'étaient pas brillants, et c'était tout... C'était au moins gentil d'essayer.

 

La buse leur dit bientôt qu'ils n'avaient qu'à continuer la rue. Ils trouveraient une porte, au bout, qui ouvrait sur la ville neuve et les quartiers Nord. Et là-bas, on s'occuperait d'eux. Puis elle fit demi-tour. Au bout d'une trentaine de mètres, cependant, elle se retourna pour leur jeter un dernier regard, ou pour vérifier qu'ils prenaient bien la direction qu'elle leur avait dite. Ce dernier volte-face provoqua sa chute. Elle tomba lourdement, et un coup de fusil partit. « Baoum ! » Le cran de sûreté, pensa Isolde. Le cheval s'affola, et lui envoya un grand coup de sabot dans le bavolet. Elle s'en retrouva dans le même état que le gros porc.

- Dépêchons-nous, dit Griselnor.

- Oui, nous sommes en retard ! dit Groselnar.

Et elles se mirent à courir. Tout en les suivant, Gino demanda à Isolde :

- C'est toi qui as fait ça ?

- Oui. J'ai débouclé sa sangle.

- Mais pourquoi ?

- Je ne sais pas... Je n'ai pas pu m'en empêcher.

- Ça aurait pu être dangereux...

- Oui. Mais c'était comme les horloges. Je te jure... Je suis désolée.

La geste dit que c'était sincère. »

 

23 janvier 2016

Chapitre 7 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 7 : Les deux guides.

 

 

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Isolde avait trouvé très bizarre la réaction de son père face à la sentence. Il avait eu l'air ému, mais pas effrayé du tout. Il avait dit :

- C''est terrible...

Mais d'une manière telle qu'on n'aurait pas dit du tout que c'était si terrible. Au fond, il avait l'air plutôt content, voire. Comme sur un nuage. Et ça depuis qu'Inyambo l'avait laissé parler à la barre. On n'aurait pas pu faire pire dans le genre plaidoirie informe et confuse, pourtant. Mais il avait gardé le visage content tout du long. Il avait dit de la merde, il avait perdu, elle était bannie, et il était content. Certes, il changea de figure quand il fallut l'annoncer à Jeanine. Il craignait quand même la réaction de sa bourgeoise. Mais cette fois, ce fut Jeanine qui ne répondit que :

- Mais non...

en redoublant d'énergie pour curer le coin de son lavabo.

- « Mais non » ? qu'il répéta, Oko.

- C'est un peu de vacances qu'elle leur donne, c'est tout...

- Jeanine... Ils sont bannis...

- Mais non... qu'elle répéta.

Elle le gronda ensuite parce qu'il s'était assis sur le rebord de la baignoire et qu'il allait mettre des poils partout, et attaqua un second lavabo. Comme elle l'avait poussé, il ressortit de la salle de bain, sans rien dire de plus. Facilement résigné, et même de nouveau visiblement content, parce qu'il avait échappé à la semoule avoinée attendue. Isolde se dit qu'elle avait vraiment des parents tarés.

 

De son côté, quand la foule s'était enfin éloignée, la mère Urdmut avait tenté de recoller sa grenouille en porcelaine, sans succès. En grommelant, elle s'était ensuite attaquée à son courrier, en commençant par les affaires administratives, qu 'elle n'était pas du tout du genre à procrastiner. Ça lui avait quand même pris une bonne heure. Puis elle s'était attaquée au ménage de la salle de bains, qui était dans un état à lui donner honte.

 

Isolde allait se décider à aller faire son sac toute seule quand au bout de quelques mètres, Oko se ravisa tout de même. Il revint en arrière, avec une tête enfin cohérente :

- Jeanine ! Il faut lui dire au revoir, faire son sac ! Les deux guides qu'Inyambo a choisis peuvent arriver d'un moment à l'autre !

- Ah ! Évidemment !

Oko se figea, les yeux ronds. Elle s'était retournée et avait posé les mains sur les hanches, signe d'approche de la semoule.

- Comme si je n'avais que ça à faire moi, recevoir des gens maintenant ! Tu pourrais prévenir ! Demain, c'est la kermesse des Grizzly mexicains, je te signale... Je suis désolée, mais tu accueilleras ces gens tout seul ! Je dois absolument passer chez le boucher chercher les pâtisseries. Je l'ai promis aux dames, et je tiens mes engagements, moi !

- Quel demain ? Il n'y a plus de demain... Et... Jeanine, tu ne la reverras peut-être plus jamais !

- Ne dis donc pas de bêtises, Oko Urdmut... Plus de demain... Elle ne va pas nous faire ça, quand même...

Puis elle sortit. Isolde la vit par la fenêtre s'éloigner lentement, faisant les détours qu'impose la loi de la Rue.

 

Dans la Rue tiens, il y avait aussi les sœurs Pourtant. Encombrées de paquets et de valises, elles titubaient à grandes enjambées inégales, dans la direction opposée. Elles avaient sur la tête des chapeaux empilés, et beaucoup de n'importe quoi harnaché, ou coincé sous leurs aisselles : une trompette, un arrosoir, une planche à repasser, des extincteurs, un tambourin, un caquelon à fondue, une chaise pliante, un pneu, un drapeau italien, un bouquet de fleurs artificielles... et beaucoup d'autres choses encore, dont certaines tombaient sur le chemin sans qu'elles prennent la peine de les ramasser. Isolde les montra à son père, par la fenêtre.

- Non... Ne me dis pas que c'est elles qu'Inyambo a choisies...

Ça avait l'air de le surprendre, mais toujours pas de lui faire peur. De l'émerveiller, plutôt.

 

Eh ben si. Au pied de l'immeuble, elles se séparèrent. Groselnar entra chez Giocchio, et Griselnor sonna chez les Urdmut. Oko la fit monter, et exprima sa surprise sur le même ton :

- C'est à cause de vous que les enfants sont bannis ! Et c'est vous qu'Inyambo a choisies !

- Ouiiii ! répondit Griselnor, hystérique. Ce que nous sommes excitées, nous aussi ! Revoir Mordvia ! Quel voyage, c'est formidable !

Elle jeta sa valise à terre. Une cafetière liée dessous se brisa. Il y eut du verre partout. Quant à Oko, on aurait juste dit qu'il venait de trouver la clé d'un très vieux problème :

- Vous saviez comment on monte à la tour Est, et comment on en redescend, depuis toujours ! Vous avez laissé mourir là-haut tous ceux qui ont voulu y monter ! Et vous y avez envoyé les enfants, juste aujourd'hui !

- Oh là là oui... Quelle aventure, n'est-ce pas ?

Isolde allait de nouveau abattre son mépris sur son père par une injure mentale trempée, quand Jeanine Urdmut fit un retour fracassant. En voyant monter Griselnor, elle avait fait demi-tour en courant. Elle employa plus ou moins les mêmes mots que son mari, mais sur un ton très différent. Plus proche de celui qu'on prend quand on veut arracher le foie de quelqu'un :

- C'est à cause de vous que les enfants sont bannis ! Et c'est vous que la vieille vache a choisies !

- Ouiiii ! répondit de nouveau Griselnor. Ce que nous sommes excitées, nous aussi ! Revoir Mordvia ! Quel voyage, c'est formidable !

- Et vous croyez que je tranquillement vous la confier ? Pas question ! Je vous accompagne ! Tu m'entends, Isolde ? Je vous accompagne.

Si c'était de l'amour, il était bien mal exprimé. On aurait plutôt dit une punition, à la manière dont c'était envoyé. Pourtant, Isolde l'applaudit en son for intérieur. Il y en avait enfin un des deux qui se mettait un tant soit peu à se préoccuper d'elle.

- Bien sûr, bien sûr... Vous nous accompagnerez, mais vous ne serez pas du voyage, Mme Urdmut.

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Que vous ne serez pas du voyage, très précisément. Je dis toujours ce que je veux. C'est l'avantage d'avoir la parole coordonnée à l'esprit, voyez-vous, comme l'est la mienne.

- C'est ce qu'on verra...

- Tout à fait ! C'est ce qu'on verra ! Vous avez parfaitement compris. Que je suis contente ! Nous allons bien nous amuser, n'est-ce pas Isolde ?

Isolde évita la main caressante de Griselnor d'un mouvement de tête. Elle ne pensait pas, non...

 

Comment les deux vieilles devinèrent l'arrivée du TVM malgré le temps disparu, c'est un mystère. À croire qu'elles l'avaient senti venir. Quoi qu'il en soit, ils étaient juste à l'heure. Il y avait foule sur le quai de l'Express. Comme au tribunal. On avait vu passer les deux vieilles avec toutes leurs affaires, et on avait compris le choix bizarre de la Capitaine ; alors on avait suivi en curieux.

Mme Urdmut n'était finalement même pas venue. « La honte ! La honte ! » qu'elle s'était remise à crier, au dernier moment. La vue de la foule, qui lui avait fait ça. Et elle était remontée sans dire au revoir. Isolde était presque contente de partir seule, au bout du compte. Gino, lui, avait eu le temps de reconstruire sa machine, et elle lui encombrait à nouveau les bras.

- Tu ne sais toujours pas à quoi elle sert ? lui demanda Groselnar.

- Non...

- Nous emportons donc une machine inutile et lourde ! En voilà une mauvaise idée...

- Une bien mauvaise idée, confirma Griselnor.

- Elles ont raison, dit Giocchio à Gino. Mon grand, tu devrais peut-être la laisser ici...

- Surtout pas ! s'exclamèrent les deux sœurs.

Giocchio et Oko les interrogèrent du regard.

- Et si jamais nous avions besoin d'une machine inutile et lourde ? dit Groselnar.

- Oui, on ne sait jamais... dit Griselnor.

De son sac tomba un moulin à légumes. Elle ne le ramassa pas. Elle conclut plutôt en souriant :

- Tout est inutile, si on le veut bien...

Ce fut ensuite le moment de monter dans le train. Les adieux de Giocchio à son fils furent émouvants. Ils pleurèrent, se promirent de s'écrire vite, s'embrassèrent encore. Même si on trouvait l'horloger malhonnête, la punition était dure, réalisa soudain la foule. On remarqua aussi l'absence de Mme Urdmut. On en déduisit qu'elle devait être effondrée au point de n'avoir pu supporter le spectacle. Tout ça arracha des larmes. On maudit Inyambo. On s'arracha des poils. Et on se dit : « Pourquoi est-ce qu'on ne laisserait pas partir les vieilles toutes seules ? » « C'est quand même elles les vraies coupables... » On en serait peut-être passé à retenir les enfants, si Inyambo n'était pas apparue.

L'épouvantable odeur. Elle schlinguait à crever. La Rue se vida entièrement. Oko Urdmut, seul, resta. Et même, il sauta dans l'Express. Mais les portes ne se fermèrent pas. Si bien qu'au bout de quelques nouvelles secondes, on le vit en ressortir. Pas sans lutte... Il vomit plusieurs fois, haletant d'effort ; il résista autant qu'il le pouvait au terrible loufe... Et puis il finit par s'écrouler, évanoui, sur le quai, et les portes se refermèrent. Inyambo, alors, meugla seule près de lui un tendre adieu, dans la rue désertée et l'air fétide du soir.

 Ou du moins ce qu'on pouvait supposer être tel.

 

7 août 2015

Le goût du peuple

Hommage.

 

guillotine

 

 

Le goût du peuple

 


- Ah, ça, je m'y attendais ! s'exclama Stéphane de Berne, contemplant devant lui le valet au fard gras et à la mouche mal collée qui venait de lui répondre « 1787, Monsieur le Comte. »

 

C'était encore à cause des Brownies. Pas de doute possible. Le secret du succès de toutes ses émissions peut-être, mais une belle bande de dégénérés lutins quand même… Il les avait achetés à son épicier juif, un sorcier kabbaliste, dix ans auparavant.

- Ils sont vieux, ils ont bien servi déjà, avait dit l'épicier. Mais ils valent leur pesant de strudels… On dit que c'est eux qui ont inspiré L'Île au Trésor à Stevenson. Il leur laissait du lait et des biscuits avant de se coucher, et le matin il trouvait vingt pages d'écrites…

 

Certes, en moins d'une semaine, ils lui avaient pondu trente concepts, et tous ceux qu'il avait essayés avaient marché. Leur capacité à trouver le goût du public était intacte, et il leur devait ses succès. Mais ils avaient quand même pas mal dégénéré avec l'âge. À force de s'adapter au goût du public, peut-être… En fait de lait et de biscuits, c'était du Coca et des Mac Bacon qu'ils exigeaient, maintenant. Et leurs idées, même si elles lui rapportaient beaucoup d'argent, n'auraient sûrement pas l'éternité de L'Île au Trésor. Mais surtout, de temps en temps, ils faisaient des erreurs gênantes, en confondant la fiction et la réalité. Dans un article du Scribner's Magazine d'octobre 1888, Stéphane avait fait des recherches, Stevenson parlait effectivement des Brownies. Il racontait comment l’île avait certainement été inspirée par sa propre observation du parc de Glasgow sur lequel donnait sa fenêtre, et comment les Brownies y avaient mis le trésor. Ils apportaient de l'invention à partir de sa réalité, en quelque sorte. Recette idéale, bien connue. Mais maintenant, ils avaient tendance à s'embrouiller, et à apporter aussi parfois de l'invention dans la réalité de Stéphane, à partir de ce qu'ils voyaient à la télé, en cachette. Alors son monde se transformait. Un jour où ils avaient comme ça découvert le Juste Prix, il s'était retrouvé dans un univers où il fallait deviner tous les prix de ses courses au supermarché. Ça avait duré une semaine. Bien pénible. Une autre fois où ils avaient découvert la télé-réalité, il s'était retrouvé dans un univers où tout le monde était filmé, tout le temps, et recevait ensuite par SMS une note sur vingt qui évaluait l'intérêt de sa vie personnelle. Ça avait aussi duré une semaine. Bien vexante. Depuis, il retirait les piles de la télécommande avant de dormir, ce qui les empêchait d'allumer le poste. Mais il avait oublié, hier soir, assommé par le travail. Et il savait très bien ce qui passait à la télévision, hier soir. Une de ses propres émissions historiques. « Retour au Siècle des Lumières », ça s'appelait.

 

- Monsieur le Comte ?

Autour d'eux, ça sentait la fumée froide, et vaguement la merde aussi. L'aube pointait. Une balustrade sculptée séparait son lit du reste de la chambre, et du valet. Un baldaquin lie-de-vin, à passementerie d'argent le surplombait, et le couvre-lit qui glissait sous ses doigts était de brocatelle bleue. L'ensemble était élégant, le lit profond et moelleux, et les oreillers vraisemblablement garnis de plumes d'oie, comme il aimait. En dehors de ça, c'était l'horreur.

- Monsieur le Comte désire que je fasse appeler un médecin ?

- Surtout pas ! Je vais… dormir encore un peu…

Ce serait toujours ça de pris sur la semaine, il se disait…

 

Il dut cependant finir par se lever.

 

Il fut assez content de son petit déjeuner, composé de fruits exotiques en cascade, de compotes évidemment artisanales, d'un chocolat fraîchement torréfié, fondu avec de la cassonade dans un lait tiré du matin, d'un pain blanc meilleur que tout ce qu'il avait goûté jusqu'ici, de beurre qui avait du goût, et de miel en rayon. Il explora ensuite son hôtel. Le décor en était incroyablement raffiné. La variété de l'ameublement, le bon goût des tableaux qui décoraient les murs – un d'entre eux était signé Fragonard – le réconfortèrent. Il admira aussi son jardin. Il fut momentanément déçu par sa bibliothèque, qui sentait évidemment un peu trop l'antique, mais se laissa plonger dans un roman de bergeries qui lui plut finalement assez. Il déjeuna avec beaucoup de plaisir encore. Tout était surprenant, cuisiné avec art, et comme sorti de la Nature. Mais il aima une chose par-dessus tout, dans cette journée. Ce que le domestique à qui il avait demandé de lui rappeler son programme avait appelé sa « conversation de quatre heures ».

 

Il s'attendait à devoir tenir la grappe à de vieux marquis et de vieilles marquises, et jouer de la plus difficile manière son rôle de Comte. Au lieu de ça, un flot d'une dizaine de jeunes gens se déversa dans ses salons, garçons et filles, pas très propres, mais tous très beaux, et point farouches. Et il reçut les plus belles caresses de sa vie.

- Ah, le XVIIIe Siècle, s'endormit-il en soupirant, ce soir-là.

 

Il avait cherché la télévision, ne l'avait pas trouvée, mais elle ne lui manqua même pas.

 

Quatre jours plus tard apparut cependant, au pied de son lit, un vieillard.

- Qu'est-ce que c'est ? s'écria Stéphane, en se dressant sur ses oreillers.

- Je suis le Songe… répondit le vieillard.

Il était sale.

- Ah. Ce n'est qu'un rêve alors, cette fois ?

- Ce qui est songe, et ce qui est réalité, voilà une quest…

- Oui, bon… Ça va durer encore une semaine ?

- Euh… Non, justement. C'est pour ça que je suis là… Les Brownies y sont allés un peu fort cette fois, et tu vas devoir accomplir une mission…

- Une mission ?

- L'Histoire de France, Stéphane… Trouve l'enfant… La petite Victoire… Sauve-la… Change l'Histoire… Et tu pourras rentrer…

- Ah. Mais c'est que je n'ai aucune envie de rentrer…

- Comment ?

- Je n'ai aucune envie de rentrer… J'ai autant de mignons que je veux, les amis que je me suis découverts ces derniers jours parlent un français délicieux, sont cultivés, la cuisine est raffinée, j'ai vingt mille livres de rente, et je commence même à me faire aux odeurs. Il y a juste qu'il n'y a pas de télévision, et que je ne comprends pas un traître mot de ce que bafouille le peuple… J'ai passé un temps infini, hier, à comprendre ce que me voulait une servante qui me proposait de l'iau. Mais même de ça, je pense que je pourrai me sortir à la longue… Non, je n'ai pas envie de rentrer.

- Méfie-toi, Stéphane, des temps troublés approchent… Il ne fera pas bon…

- Je sais, je sais… Mais j'émigrerai, voilà tout, et même un peu plus tôt, pour plus de sûreté… Je connais l'Histoire, je l'ai étudiée à fond pour mes émissions. Enfin, relativement à fond. Je pourrai comme ça entendre Mozart en live. C'est parfait. Allez, ouste !

 

Le vieux, effrayé, disparut. Et Stéphane en fut très content.

 

Il se promena encore deux ans dans ce monde. S'il n'avait pas trouvé de télévision chez lui, c'était parce qu'elle n'existait pas. Mais de ce dix-huitième Siècle sans télévision, il apprit une chose.

 

Il savait depuis longtemps que ce qui marchait, dans ses émissions historiques, c'était moins l'Histoire que le faste et les dorures des décors dans lesquels il la racontait. Ces restes des siècles passés qui divertissaient les yeux et ne demandaient pas de réflexion. Il avait toujours pensé que c'était là le goût du peuple. Mais pas du tout… Au XVIIIe Siècle, il avait été surpris de voir ses amis aristocrates se divertir de la même manière rudimentaire que le peuple. Les yeux, ils se les reposaient sur la Nature. Ils s'amusaient à l'étudier. Se passionnaient pour une gravure, un roman, une chanson nouvelle. Il y avait aussi beaucoup plus de musiciens, et tout le monde savait des chansons. Il se rendit compte qu'à son époque aussi, tout le monde se divertissait de la même manière. Et que c'était la dégénérescence des Brownies qui avait fait disparaître ces plaisirs, non l'inverse…

 

Il retrouva le Songe. Le 14 Juillet 1789, alors qu'il s'apprêtait à partir pour Vienne - il avait voulu prolonger ses plaisirs parisiens le plus longtemps possible - il réapparut dans une rue, en face de lui. Il prit aussitôt une ruelle perpendiculaire pour le fuir. Mais le vieux sale était aussi au bout de cette ruelle. Il s'engouffra dans un passage, et se mit à courir. La course-poursuite continua. Après un temps, il crut l'avoir enfin semé. Mais un bras terriblement puissant s'abattit alors sur son épaule. C'était le Songe, un fusil à la main.

- Là-bas, Stéphane…

Il lui montrait une barricade qu'avait dressée le peuple, sur le boulevard.

- C'est la petite Victoire… Là est son assassin…

Il montrait un soldat du roi, en face. Il lui donna le fusil.

 

Stéphane n'hésita pas. Il abattit lui-même la petite Victoire, et s'enfuit.

 

Malheureusement, le peuple cernait le quartier, et il avait tiré un peu tôt pour qu'on ne le remarque pas.

 

Dans son cachot, il attrapa la gale et la vérole d'un vieux marquis gros comme une montagne. On lui cassa le bras droit et on lui brûla la plante des pieds au fer. Et un bateleur bien sadique, enfin, le jeta nu dans une cellule où était l'ours qu'il montrait aux foires. L'érection de l'ours fut immédiate.

 

Au moment de la plus grande douleur, il se réveilla cependant, en sueur, dans son lit. Tout allait bien. Le portrait de son ancêtre par Fragonard était là, au mur, souriant. Les événements de 1789 avaient bien échoué. Le bourgeois Stéphane Berne, qui avait tout inventé, de l'électricité à la télévision dans les années 1770, avait bien fait faire à l'Humanité ce bond technologique sublime qui lui avait valu son anoblissement, et qui valait encore à son descendant son titre, et ses privilèges monopolistiques audiovisuels. Cette histoire de voyage dans le temps relevait bien de la légende de son ancêtre, inventée pour justifier son génie, et non de sa propre réalité. Le Royaume de France était bien la dernière monarchie presque absolue du monde occidental. Et il rendrait tranquillement ses hommages à Louis XXX, après son petit déjeuner. Après s'être débarrassé de ses Brownies dégénérés, quand même…


 

11 juillet 2015

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1 mai 2015

Elle ne croyait pas si bien dire

surprise

 

 

Elle ne croyait pas si bien dire...

 


Tous les matins, à 7h13 tapantes, on voyait apparaître au coin de la rue Blaise Pascal et de l'avenue de la Liberté une drôle de carriole à bras vert pomme, surmontée d'un grand parapluie arc-en-ciel. Elle était poussée par Papi Esteban. Il s'arrêtait toujours au même endroit, à l'ombre des tilleuls qui débordaient le parc Senghor, et commençait par placer deux coins en bois sous les pneus et deux bacs à sorbet vides sous les pieds, pour que l'humidité ne les ronge pas, puis il ouvrait le parapluie et la boîte qui faisait le corps de la carriole. Cette boîte s'ouvrait comme une malle exactement. Le dessus compartimenté faisait éventaire et le couvercle retenu par une chaînette lui servait d'étagères. Il vendait des bonbons.

 

On le disait vieux comme la guerre et pauvre comme la misère, mais il était la personnification du bonheur. Ses yeux rieurs de vieux malin et son sourire éternel, jusque dans la pluie et le vent, son accent du soleil et ses potacheries – il ne demandait jamais un euro mais toujours un million – l'oreille attentive qu'il était et la sagesse qu'il partageait, si on voulait bien s'arrêter cinq minutes, tout ça emplissait le cœur de tous ceux qui le voyaient tous les matins, et même mal réveillés, en retard, ou accablés par les soucis, depuis vingt-cinq ans au moins, d'une paix et d'une joie magiques, comme un charme. Le saluer rendait heureux ; et personne n'y manquait. Tous les ados lui serraient la main, et même les dealers plus vieux, qui le connaissaient depuis l'école primaire. Il était, comme eux, stratégiquement placé entre les cités scolaires Marcel Pagnol, Notre-Dame et la gare RER.

 

Sous l'éventaire il y avait la boîte, qui s'ouvrait comme un placard entre les deux bras de la carriole. Il y rangeait le trésor, les cartons de bonbons non entamés, et ne l'ouvrait jamais qu'à moitié, jamais longtemps, toujours avec mystère. Ça intriguait les petits, qui demandaient :

- Dis maman, il y a quoi dans la boîte ?

Un jour Jasmine, élève de troisième à Marcel Pagnol, épouvanta sa petite sœur en lui répondant :

- C'est là qu'il enferme les enfants qui ne le paient pas.

- Ils restent là pour toujours ? demanda encore la petite.

- Non. Après, il les mange…

Elle ne croyait pas si bien dire.

 

Il arrivait tous les trente mois à peu près que le vieil Esteban soit pris d'un étrange besoin. Il déployait alors une vieille technique de banquier. Exceptionnellement, il faisait crédit. C'était toujours à un enfant pauvre, et il lui réclamait ensuite des intérêts faramineux, à coups de calculs mathématiques incompréhensibles. L'enfant ne comprenait pas bien, au début, s'il s'agissait d'une blague ou non. Il comprenait mieux le jour où le vieil Esteban, trouvant le moment propice, l'attirait devant les portes de la boîte, qu'il ouvrait tout grand, et le poussait dedans. La boîte était parfaitement insonorisée, tapissée de matelasserie épaisse. Le vieil Esteban changeait parfois de quartier pour faire son coup. Il racontait plus tard qu'il avait pris des vacances, et on le lui reprochait gentiment.

 

Quand il rentrait le soir, il sortait l'enfant de la boîte et le jetait à sa femme, sur le béton du sous-sol de leur toute petite maison. Elle le prenait alors par les cheveux, et commençait par lui briser la nuque. Ensuite elle sortait les couteaux, le saignait, le vidait, gardait son sang pour le boudin dans une bassine, mettait les bouts de doigt de côté, qu'ils faisaient frire immédiatement parce que les doigts sont un délice, quand ils sont frais, l'écorchait, détachait les muscles des os, faisait bouillir la tête avec des herbes, des carottes et des oignons, et mettait le tout au congélateur. C'était le résultat d'un vieux pacte entre le couple et le diable, à l'époque où ils avaient eu des malheurs.

 

En échange, Esteban et sa femme avaient obtenu le bonheur, ce qui n'est pas rien. La preuve, c'était le point auquel il était contagieux.

 

Il y avait quand même quelques passants toujours trop pressés pour lui prêter attention. Une poignée d'hommes et de femmes du quartier si durs et renfrognés que le charme n'agissait pas sur eux. Le nouveau proviseur du lycée Pagnol en faisait partie. C'était un homme petit, râblé, brun, ombrageux, à la barbe courte et épaisse. Entre ses sourcils se creusaient en permanence les deux plis parallèles de la préoccupation. Il marchait vite, les mains dans les poches, les yeux au sol. Il s'appelait Pierre Robert.

 

Son air sombre inspirait la crainte, et cette sorte de force virile aussi, héritage d'une longue lignée paysanne, qui se dégageait de lui, de ses jambes arquées, de ses bras poilus comme des jambons quand il relevait les manches, et de son cou de taureau. On racontait qu'il avait été pompier, avant, dans la Creuse. Il y avait un grand contraste entre lui et son prédécesseur, dégingandé à la chevelure folle et blanche, ancien professeur de philosophie capable de s'écouter parler pendant des heures, citant Rousseau, Voltaire et Hugo sur les sujets les plus triviaux, pour la plus grande souffrance des profs en réunion. Lui parlait peu, parce qu'il était beaucoup moins doué pour ça, et se débrouillait toujours pour que les réunions soient courtes, efficaces. Mais pour exorciser la crainte, au lieu de l'en remercier, ses profs se moquaient de ce côté taciturne, et les institutrices de la cité scolaire faisaient semblant de fantasmer sur ses anciens exploits. Elles l'avaient surnommé Super Robert, et se touchaient les tétons d'un doigt humecté, dans son dos, pour faire rire les copines. Elles l'imaginaient les sauvant d'une tour en feu, et gloussaient en mimant le désir incontrôlable. Et quand il y avait un problème à l'école, elles lui imaginaient des super-pouvoirs qui lui permettraient de le résoudre. Qu'il transformerait une mère harpie en statue de pierre avec des rayons « Ariel Plus » droit sortis de son regard ardent, par exemple. Elles ne croyaient pas si bien dire.

 

Car sous le nom de Pierre-man (et non Super Robert), le nouveau proviseur avait été le super héros le plus connu du Limousin, dans le temps. C'est lui qui avait tué Bouse-man dans les Monts de Blond, en l'écrasant sous la roche. Son pouvoir était de maîtriser le minéral. Il pouvait faire voler des rochers de plusieurs tonnes et couler de la lave. Mais on ne se souvenait plus de ces temps héroïques. Les quelques vieux qui s'en souvenaient, entre Saint-Junien et Aubusson, passaient pour séniles. Par ailleurs, ses pouvoirs avaient beaucoup diminué avec le temps. Il ne pouvait plus faire voler que des gravillons et encore, un à la fois. Il leur parlait toujours, aux pierres, mais elles ne répondaient plus que quand elles étaient de bonne humeur, et elles ne l'étaient pratiquement jamais. Imaginez, une vie de pierre… Évidemment.

 

Quand le vieil Esteban s'attaqua à un de ses sixièmes, cependant, Pierre-man reprit du service. Après une semaine difficile passée entre la police, les parents, et les psychologues venus au lycée, au lieu de rentrer chez lui le soir, il refit le parcours du petit Paul, de la maison à l'école, et interrogea toutes les pierres. Celles qui daignèrent lui répondre le menèrent comme ça jusque sous les tilleuls du parc Senghor, où, il apprit l'enlèvement, puis au domicile de l'ogre.

 

C'était quelque chose entre le pavillon de pauvre et la baraque de chantier, propret pourtant, et adossé à une barre d'immeuble au fond d'un espace dont on ne savait pas trop si c'était un jardin ou un terrain vague. Pierre-man escalada prestement la clôture, et alla se coller à la façade de la maisonnette. De là, il observa la situation en épiant par les fenêtres. Il vit le vieil Esteban et sa femme qui dînaient tranquillement, et regardaient la télé. Il vit aussi, par la fenêtre battante d'entresol de la cave, une forme ligotée et bâillonnée qui était le petit Paul. Il avait de la chance. Le petit Paul était un peu maigre, et ils avaient décidé de l'engraisser une semaine ou deux avant de le consommer. Pierre-man réussit à glisser sa main jusqu'à la crémaillère qui retenait la fenêtre, et à l'ouvrir en grand. Puis il passa la tête la première dans l'ouverture.

 

Le lendemain, quand l'ogre et sa femme descendirent à la cave pour donner à manger au petit, ils remarquèrent d'abord qu'il y faisait curieusement sombre. Comme si la fenêtre était obstruée. Ils allumèrent, et eurent la surprise de trouver un corps d'homme pris par la ceinture dans la crémaillère de la fenêtre. L'homme était inanimé et avait une croûte de sang sur le crâne. Vraisemblablement, en se débattant, il avait dû s'assommer contre la vanne du tuyau d'évacuation des toilettes, qui passait au-dessus de la fenêtre, puis dans la position inconfortable où il était, et comme sa cravate s'était elle aussi accrochée à la crémaillère, s'étrangler avec. Il respirait encore faiblement, put vérifier la femme.

- Mais yé lé reconnais… dit le vieil Esteban. C'é lé nouveau proviseur dé Pagnol !

- Il est complètement con… répondit sa femme.

Elle ne croyait pas si bien dire.

 

C'était même pour ça qu'il avait arrêté l'héroïsme. À force de maladresses et d'erreurs, il s'était rendu très impopulaire. Il y avait eu cette histoire de bus scolaire surtout, écrasé sous une de ses avalanches de pierre, et puis deux ou trois autres où il s'était trompé en prenant parti pour le méchant, dans des combats entre super-héros. À la télé, quand il regardait les exemples des Super américains, c'était facile pourtant, de faire la différence entre les bons et les méchants. Mais il avait fini par comprendre que c'était une question de point de vue du scénario et de la caméra, et que dans la réalité, les choses étaient très différentes. Dans la réalité, les gentils et les méchants déployaient la même agressivité en combat, et le plus laid n'était pas toujours le plus méchant. À force de se tromper, il commençait à passer pour un Super méchant, et ça en devenait dangereux. Alors il avait décidé de prendre sa retraite, et de se reconvertir un fonctionnaire bien payé. La femme de l'ogre, ce jour-là, assomma, écorcha et découpa le petit Paul, suffisamment dodu maintenant. Quant à Pierre-man, ils finirent tout simplement de l'étrangler avec sa cravate, puis l'enterrèrent dans le jardin.

 

À son arrivée au Ciel, Pierre-man fut très surpris par l'apparence de Dieu. On l'est toujours, il paraît. Dieu était gros et noir. Mais surtout, Dieu portait une casquette à visière plaquée de maillechort, un maillot de basket-ball Ünkut, de grosses bagues à sept de ses doigts, et le mot LOVE en or massif et brillants pendu à son cou par une chaîne d'antivol. Affalé sur un tas de coussins satinés multicolore, il se laissait caresser la cuisse par une beauté féline, une langoureuse arabe à demi nue dont les lèvres semblaient prononcer « sexe... » à tout instant. Sur la table basse devant eux, il y avait des lignes de coke et un flingue. Et le visage de Dieu se perdait derrière le nuage épais d'un gros djoko.

- Mmmh… petit renard… dit la belle arabe à Pierre.

 

Ils firent davantage connaissance. Pierre découvrit ainsi que la belle arabe était juive, et qu'elle n'était autre que la Vierge Marie, la même qu'il avait tellement priée pour devenir aussi fort que Superman, super-héros d'entre les super-héros, dans sa catholique enfance limousine. Il ne l'imaginait pas du tout comme ça, il dit.

- Comment? demanda Dieu.

Il avait une belle voix grave.

- Nymphomane. Je croyais qu'elle était vierge…

- À condition de beaucoup de volonté, ça n'a rien d'incompatible… dit Dieu dans un demi-sourire. C'est ce qui fait d'elle une sainte, d'ailleurs. Elle l'est restée jusqu'à sa mort… Mais maintenant et avec Moi, elle a le droit…

Pierre se demandait aussi pourquoi elle avait si mal répondu à ses prières d'enfant. La Vierge Marie, qui lisait dans les pensées, lui répondit directement.

- Je n'ai pas pas pu, bouquetin d'amour. Par ta faute.

- Par ma faute ?

- J'avais ouvert à mon bien-aimé ; mais mon bien-aimé s'en était allé, il avait disparu… C'est toi, qui t'es laissé corrompre par ton pouvoir… Je suis sûre que tu te serais beaucoup mieux débrouillé sans…

Elle ne croyait pas si bien dire… Car soudain, et sans explication, Dieu prit le flingue sur la table et vida son chargeur sur Pierre.

Quand il reprit conscience, il était assis sur un banc au milieu de la rue Blaise Pascal, dans le frais, et sans un pli à son costume. Il sentit tout de suite qu'il avait perdu tout pouvoir. Il vérifia, essaya d'engager la conversation avec deux ou trois pierres de rocaille d'un parterre fleuri. Les pierres de rocaille sont un peu plus heureuses que les autres, et en général elles lui répondaient. Mais celles-là restèrent absolument silencieuses. Il comprit que Dieu lui donnait une seconde chance.

 

Sa première pensée fut pour le petit Paul. Il se rua au commissariat du quartier. Là, première chose étrange, il ne reconnut aucun des policiers avec lesquels il avait travaillé dans la semaine. Mais peu importe. Il expliqua son cas, qui il était, et ce qu'il avait découvert, passant sous silence ses anciens pouvoirs et sa rencontre avec Dieu et la Vierge. Il expliqua qu'il avait entendu des cris, en passant dans la rue, et vu le petit Paul dans la cave, à travers la fenêtre battante.

- Le marchand de bonbons de l'avenue ? s'étonna la fonctionnaire de police.

- Oui, je sais, ça paraît très étonnant, tout le monde l'aime bien, mais il faut me croire… C'est urgent…

- Le proviseur du lycée Pagnol, hein ?

Elle décrocha son téléphone, et composa un numéro.

- Allô, oui ? Bonjour, M. le Proviseur. C'est la police. Il y a quelqu'un, ici, qui prétend qu'il est vous. Mais ce n'est pas vous, n'est-ce pas ? Non, non… C'était juste pour la blague… Merci, M. le Proviseur. Bonne fin de journée, M. le Proviseur.

Puis elle raccrocha, et sourit à Pierre.

Le bureau entier éclata de rire.

Elle n'avait jamais entendu parler du petit Paul. Et tandis que Pierre sortait du commissariat, piteux, il l'entendit dire dans son dos :

- Un enlèvement d'enfant… Il se croit au Moyen-Âge ?

Elle ne croyait pas si bien dire…

 

C'est là, dans la rue, que Pierre remarqua les autres choses. Les habits des gens, étranges. Les voitures, toutes neuves et de modèles qu'il ne connaissait pas. Et c'est en entrant dans le bar d'en face, complètement désorienté, qu'il trouva une preuve de ce qu'il commençait à comprendre : derrière le patron, au-dessus d'une affiche jaunie « Ricard, 150 ans », un calendrier lui apprit qu'il était en 2115.

 

Pierre ne comprenait pas pourquoi, mais Dieu s'était trompé de siècle… À cause du gros djoko, peut-être ? Ce n'était même pas du même marchand de bonbons qu'ils avaient parlé. Le vieil Esteban avait dû mourir heureux depuis longtemps. C'était le cas, effectivement. Il rôtissait en enfer, mais on ne le savait pas ; on lui avait érigé une statue sous les tilleuls du parc, en reconnaissance de tout ce que son immuable sourire avait pu apporter aux gens du quartier, dans leur quotidien.

 

Pierre se bourra copieusement la gueule, et d'autant plus facilement qu'en 2115, les bars n'avaient plus d'heure de fermeture. Ce n'était pas la seule chose qui allait mieux, dans ce siècle. Dans sa cuite, il s'était fait l'ami d'une vieille poivrote, à qui il avait raconté son histoire. Elle l'avait cru sans sourciller, sans doute à cause de l'ivresse, et lui avait un peu décrit la nouvelle époque. Des avancées sociales avaient à peu près réduit la misère à néant, et la médecine psychiatrique était enfin sortie des tâtonnements préhistoriques qui faisaient enfermer les fous, ou les traiter aux électrochocs. Elle les soignait véritablement. Si on y ajoutait les grands progrès du système éducatif, ça faisait qu'une chose comme un enlèvement d'enfant était devenu à peu près aussi courant que l'étaient pour l'époque de Pierre-man les tournois de chevalerie, les sorcières et les loup-garou.

 

Quand il voulut payer son écot, vers six heures, et qu'il sortit de son veston de la monnaie de 2015, le patron lui demanda s'il se foutait de lui. Sa carte bancaire ne fonctionna pas non plus, bien entendu. C'est finalement à coup de pied dans le cul qu'il sortit du bar. Il maudit Dieu alors, et la poivrote, qui l'avait suivi, lui dit :

- Dis donc, si t'es mort, tu risques d'en avoir, des problèmes avec l'administration…

Elle ne croyait pas si bien dire… Au loin, on entendit un coq chanter.

 

Il n'avait bien entendu pas pu rentrer chez lui. C'était non seulement le code, mais le digicode qui avait changé. De toute façon, l'appartement ne lui appartenait sûrement plus. Il arriva donc à la mairie après avoir dormi deux heures sur un banc, avant qu'il ne commence à pleuvoir, puis quatre heures sous un pont que connaissait la poivrote. Son intention était de se présenter comme ayant perdu tous ses papiers. La secrétaire de mairie lui demanda seulement où il était né, et quand. Il inventa une nouvelle date, à cent ans de décalage, et revint le lendemain, comme elle le lui avait demandé. On n'avait bien entendu rien trouvé sur le registre des naissance de la mairie de Sauviat-sur-Vige, sinon un homonyme plus vieux de cent ans. On le rassura. Une erreur informatique, peut-être. Il suffirait qu'il ramène tous les documents à son nom qu'il pourrait trouver chez lui. Il demanda :

- Et s'il n'y en a aucun ?

- Comment ça, aucun ? Vous avez bien un compte en banque, des assurances, un numéro de sécurité sociale, des factures, que sais-je…

- Oui, bien sûr…

La secrétaire de la mairie regarda pour la première fois son costume séculaire et fripé de haut en bas.

- Ne bougez pas, elle dit.

Pierre avait eu l'impression qu'elle le reliait tout à coup son homonyme, qu'elle avait l'idée qu'il se prenait pour lui, et la certitude qu'elle était allée appeler l'hôpital psychiatrique. Il sortit en courant.

 

Il se retrouvait sans papiers, sans argent, sans travail, sans appartement, et sans aucun espoir de pouvoir en retrouver, ni même revenir à la légalité sans passer par la psychiatrie. Même si elle s'était modernisée, ça ne lui disait absolument rien. Alors il continua un moment à vivre sous le pont.

 

Si les avancées sociales du siècle avaient supprimé la criminalité monstrueuse, elles faisaient aussi que certaines choses qu'on trouvait bénignes à son époque étaient devenues des crimes. La moindre insulte publique, par exemple, pouvait être punie de prison. Le plus petit vol y menait certainement. Une bagarre de rue, n'en parlons pas. Au quotidien, on ne jetait plus un papier par terre, même biodégradable, on ne traversait jamais une rue en courant, on ne crachait pas, on respectait la queue aux arrêts de bus, on ne dépassait pas les personnes âgées dans les escaliers roulants, et le tabac était devenu un stupéfiant, entre autres mille choses. C'était une société douce, mais où régnait aussi une sorte de mollesse obligatoire qui le mettait très mal à l'aise. Déjà, il avait la nostalgie de son époque. La misère qui restait, et dont les trois autres habitants du pont faisaient partie, était une misère plus ou moins voulue, seul moyen d'échapper à cette société rigide. Sous les ponts, on était libre. On pouvait même y être librement fou.

 

Sous les ponts, on partageait tout ce qu'on avait, aussi. En dehors de la poivrote, il y avait là un vieil homme qu'on appelait Boublil et qui faisait vivre les deux autres des sculptures qu'il construisait à partir de bois flottés du fleuve, et une Camerounaise qui parlait avec Dieu. «  Houaiche, bro ! » elle lui disait à Dieu.

- Ça, c'est Fatou, lui avait expliqué la poivrote. Elle est persuadée qu'elle s'appelle Samantha, et qu'on est aux États-Unis. Elle prend Dieu pour un gangsta, ou je ne sais quoi…

Elle ne croit pas si bien dire… s'était dit Pierre.

 

Maintenant il aidait Boublil à ramasser du bois mort, et faisait la manche et les bistrots avec la poivrote. C'était la seule chose que cette société s'était gardé pour échapper un peu à l'ennui, les bistrots. Il y philosopha beaucoup. Il repensa à Gangsta Dieu et à la Vierge. Gangsta Dieu, à bien y réfléchir, ce n'était pas si incohérent. Déjà dans l'Ancien Testament, il avait été du côté de la Révolte. Il suffisait de penser à la sortie des Hébreux d'Égypte. Mais la Vierge… Il n'osait plus la prier, depuis qu'il savait à quoi elle ressemblait. Il admirait quand même son opiniâtreté, la force qui l'avait poussée à se réserver toute sa vie, chaude comme elle était. Quel Idéal ! Comme quoi, avec du travail, on accomplit des miracles… C'était ça qu'on aurait dû leur enseigner tiens, aux gamins à l'école, il se dit. Il ne s'était jamais vraiment intéressé à la question, sinon pour faire appliquer les directives du corps d'inspection.

- Après la chasse aux ogres, tu veux révolutionner l'éducation, de sous ton pont ? lui demanda la poivrote.

Elle ne croyait pas si bien dire…

 

Gangsta Dieu, paradoxalement, l'avait un peu fait penser à lui-même en tant que proviseur. C'était le même avachissement, la même fatigue. Mais alors que Dieu se reposait dans le gangstérisme, lui était tombé dans la soumission. C'était même ce que ses chefs appréciaient chez lui, et c'était pourquoi on lui avait donné le concours malgré ses difficultés d'expression écrite et orale. Par résignation, il avait complètement abandonné son propre jugement pour se soumettre à leurs lois. Il avait viré des gens compétents, imposé qu'on applique des idées stupides, défendu des restrictions budgétaires. Et quand la colère s'était trop fort exprimée face à lui, on l'avait muté vers des postes plus confortables pour le récompenser. Il avait trouvé ça reposant, après sa vie de super-héros, mais c'était peut-être là qu'il s'était trompé, en fait. Que le pouvoir l'avait corrompu, comme avait dit Marie, dont l'opiniâtreté à l'Idéal était l'exact contraire de sa résignation. Il aurait voulu se rattraper. Sauver les enfants. Mais l'ogre était mort.

 

Il y eut un matin où Fatou-Samantha eut une drôle de crise. Ça lui arrivait de temps en temps, « quand Il met le flow trop fort » elle disait, mais celle-là fut plus impressionnante que les autres. Pierre aidait Boublil à faire un collier de petits morceaux de bois polis comme des galets. C'était un travail de patience et de précision. « Aïïï ! » cria soudain Fatou. Pierre en sursauta, et fit tomber toutes les perles de bois sur le pavé.

- Merde ! dit Boublil. Fais attention...

- Aïïï ! recommença Fatou. Aïïï ! Le convoi ! Le convoi !

Elle avait les yeux révulsés, et couverts d'une brume.

- Quel convoi ? dit Pierre.

- Le convoi ! Les Romanos !

- Elle doit vouloir parler du cirque… dit Boublil, qui ramassait ses perles.

Et puis soudain Fatou sauta sur Pierre, et le prit au col avec une force étrange. Ses yeux gris étaient fascinants.

- Ils vont partir sans toi ! Ils vont partir sans toi !

Pierre hésita quelques secondes. Puis il prit sa veste, et quitta ses amis.

 

Ce cirque, ils y étaient allés la veille. C'était un pauvre cirque glauque. Ils y avaient vu beaucoup de numéros de clowns un peu vaseux, un monocycliste impressionnant, un funambule sans filet, deux jongleurs, un dresseur de caniches qui était aussi le monocycliste, et cinq danseuses de charme à bourrelets, qui avaient l'air de Madame tout-le-monde ayant préparé un numéro de hula hoop pour le mariage du cousin Georges. Trois d'entre elles étaient aussi les vendeuses de chichis à l'entracte, et une devait avoir plus de cinquante ans. Elles étaient surtout là pour rallonger le spectacle, avait compris Pierre. Mais c'était le seul spectacle dans leurs moyens.

Ce soir-là déjà, il avait eu envie de partir avec eux.

 

Quand il revint, vingt ans plus tard, il était devenu vieux. Il avait appris le mime, la scie musicale et un peu de jonglage. Mais il faisait surtout le clown. Son costume était une caricature de son ancien costume de proviseur et ses numéros d'une poésie qui avait fait doubler les recettes du cirque, ces dernières années.

- Mais où tu vas chercher tout ça ? lui disait toujours le vieux Bède, leur Monsieur Loyal.

L'histoire était toujours un peu la même. Celle d'une sorte de vieillard tatillon et maniaque qui découvrait la Nature. Ses déconvenues et l'ingénuité de son inexpérience faisaient rire. Mais à la fin, il comprenait tout, et jouait de la scie musicale sur un fond hip-hop pour les fleurs, qui se mettaient à pousser jusque dans la ville en dansant sous une pluie d'étoiles, un vieux truc d'illusionniste. Les enfants adoraient. Et on venait le voir après le spectacle, pour le remercier.

 

À leur retour en ville, le soir de la première, parmi ses admirateurs d’après-spectacle, il y eut une dame qui s'exclama, alors qu'il se démaquillait :

- Oh, c'est vous !

C'était la secrétaire de la mairie.

- Vous avez résolu vos problèmes d'identité ?

- Vous ne croyez pas si bien dire... il lui répondit.

 

Parce qu'il était devenu beau, il le savait. Un beau et vénérable clown. Et c'était bien mieux pour les enfants que d'être un chasseur d'ogres ou un proviseur.

 

Parce que les ogres sont assez peu nombreux sur Terre, si on y pense bien.

 

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