Chapitre 12 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas
Chapitre 12 : Où il est question de deux pauvres orphelins perdus dans la grande ville, comme dans bien d'autres contes, sauf que les nôtres savent résoudre leurs problèmes d'argent.
« Quand je dis jamais, c'est bien le jamais qui veut dire jamais... Isolde et Gino attendirent longtemps sur le marché : ils y mangèrent. Ils y dormirent, à l'abri entre deux stands de rognons empaillés qui se tournaient le dos. Tout en se relayant à l'endroit où les sœurs Pourtant les avaient laissé tomber. Mais au petit matin il fallut se rendre à l'évidence : en tenant parole cette fois, elles leur avaient encore joué un sacré mauvais tour.
Heureusement, Gino avait l'argent de son père. En s'expliquant par gestes, ils parvinrent à s'offrir un hôtel, pas trop loin du marché. Quand ils furent installés, ils se demandèrent ce qu'ils allaient faire. Gino proposa une promenade.
La ville n'était pas entièrement à l'image de l'avenue aux parfums lumineux. Dans les perpendiculaires, elle ressemblait beaucoup plus à chez nous : c'était le même genre de bâtiments résidentiels blancs, à colonnes. Du point de vue de la taille, ceci dit, les nôtres à côté c'était des cabanes de pêche... du petits bois... Ça dépassait l'imagination, l'immobilier mordvien... Gino comme Isolde gardaient la bouche ouverte, impressionnés.
La sécurité aussi était impressionnante. Tous ces bâtiments-là étaient entourés de clôtures électriques d'une puissance telle qu'on se brûlait les poils en passant, si on n'y faisait pas attention (et qu'on avait des poils, bien entendu). C'était sacrément dangereux. Et en plus des clôtures électriques, chaque immeuble était gardé par un commando armé visant la rue comme dans l'imminence d'une offensive, ou d'une émeute : dans les rues de Mordvia, on était en permanence dans la mire de trois ou quatre arbalètes. Ça donnait une sensation extrêmement désagréable à Isolde. Elle devait l'apprendre sous peu, quand elle saurait assez de mordve pour parler aux gens, c'était que les Mordviens des quartiers Nord étaient de manière générale des animaux très peureux.
Ils avaient peur des voleurs, comme tout le monde (encore qu'on n'en ait jamais vu à Mordvia), mais pas seulement. Ils avaient aussi peur des inconnus, et même des connaissances qui sonnaient sans avoir pris rendez-vous, impolitesse suprême en cette ville. D'où les clôtures, et les molosses. Si si. Et ça allait encore plus loin. Jusqu'aux plantes. Les fleurs, les fruits, les légumes, étaient réputés transporter des maladies mortelles, et interdits ; et les Mordviens avaient la terre en telle horreur que dans les rues, pour quelques coyons, des sortes de bateleurs en montraient, bien enfermée dans des terrariums cadenassés, grouillante de lombrics, pour le spectacle. Ils ne sortaient enfin jamais les jours de pluie, pour la même raison.
Ils n'avaient de toute façon pas beaucoup à sortir. Ils passaient leurs journées dans ce qu'on appelait familièrement « les loges d'injection. » Des échoppes où, confortablement affalé dans un şark köşesi à la turque, on se faisait infiltrer de la graisse de baleine à miel directement sous la peau. C'était pour ça qu'ils étaient tous si gros. Mais attention... Conscients, en même temps... Ils ne manquaient pas de s'en plaindre... Dans le doux vrombissement des pompes d'injection, gobelotant de la bière de graisse de baleine à miel, la spécialité locale, ils en pestaient ; ils s'indignaient que leurs médecins les laissent continuer, et que Bossouma, leur capitaine, n'ait jamais pris aucune mesure. On aurait dû pénaliser la graisse de baleine à miel depuis longtemps, qu'ils disaient, elle n'était en principe faite que pour les ours !... Et pourtant, ils continuaient à fréquenter les loges. On aurait même trouvé très étrange que quelqu'un ne soit inscrit dans aucune. C'était un lieu de convivialité essentiel à leur culture, comme on dit des bistrots chez vous. Les deux sœurs, quoique maigres, étaient bien mordviennes, se disait Isolde.
D'autres, qui avaient plus de conséquence, du moins en apparence, pour éviter les effets secondaires, faisaient travailler leurs muscles en même temps et liaient leurs membres à des machines qui leur faisaient faire des mouvements forcés. Rien n'était plus étrange, vu de l'extérieur, que ces loges sportives, qui ressemblaient à des aquariums dans lesquels des poissons mi-animaux mi-robots, branchés aux pompes, se débattaient contre un ennemi invisible qui les rendait tout rouges et suants. À leurs grimaces, on voyait même qu'ils souffraient beaucoup ; mais ils étaient hyper contents d'eux, la journée terminée, quand ils regardaient le résultat dans un miroir. C'était eux les heureux, dans la capitale. Leurs muscles gonflés les contentaient tellement qu'ils se battaient pour rester la nuit en vitrine de leur loge. C'était le maître de loge qui choisissait qui y avait droit, et c'était un grand honneur. Les autres allaient se coucher, très tôt, comme les gros, après avoir assisté à ce qu'on appelait « l'émission sanitaire ».
J'ai dit que Bossouma n'avait jamais rien fait contre l'obésité à Mordvia : il faut lui rendre plus de justice, il avait au moins pris une mesure. C'était à une époque où les musclés n'étaient pas si heureux. Outre que tout le monde les trouvait laids (la mode n'y était pas encore), leurs muscles étaient inutiles. Rares étaient en effet ceux d'entre eux qui avaient un travail physique : des travaux physiques, on n'en trouvait que sur les docks, et c'était plutôt des migrants qui s'en chargeaient. Bossouma leur avait donc donné « l'émission sanitaire », une chaîne de télévision unique qui ne diffusait qu'un programme d'une demi-heure, tous les soirs. Dans cette émission, un musclé et un gros tirés au sort se battaient, et on accordait le droit au musclé d'étrangler le gros à la fin. Même si, sur la masse des gros, ça ne faisait pas une grande différence, ça leur avait quand même donné de l'utilité et de la motivation, aux musclés. Et ils allaient depuis ce temps-là beaucoup mieux. Ils s'endormaient, après l'émission, en rêvant qu'ils seraient tirés au sort un jour, et en souriant bienheureusement à l'image de leurs doigts musclés, au bout de leurs bras musclés, brisant des cartilages cervicaux.
Il n'existait quasiment aucune autre activité à Mordvia qu'acheter et vendre. Ça aussi c'était extraordinaire. Ça en modifiait jusqu'aux mœurs. Ils pensaient par exemple que l'amour s'achetait comme la paix, et de la même manière qu'ils payaient très cher les molosses des entrées d'immeuble et les policiers du centre, ils se versaient d'énormes salaires entre conjoints. On pouvait divorcer pour une baisse de ce salaire et il n'était pas rare, sur les bancs publics, de voir des amoureux très sérieux s'échanger des liasses de roumis tout frais en rougissant. Ils n'avaient pas beaucoup d'enfants non plus. Ils aimaient les objets, à la place. Ils en avaient de tous genres et beaucoup d'inutiles jusque pendus à leurs vêtements, des objets, et se croyant chacun très original, étaient en fait tous semblablement habillés du même tas de cliquetantes fanfreluches. Les ours même s'habillaient pour cette raison, et Isolde avait dû s'y mettre. Elle portait jusqu'à des chaussures (jamais un ours mordvien n'aurait posé le pied nu par terre) et elle trouvait ça extrêmement pénible et pas pratique. Sans compter l'odeur.
L'argent vint à manquer quand même, au bout d'un moment. Isolde décida alors de chercher un travail. Ce ne fut pas très difficile. Avec sa force exceptionnelle, elle alla directement aux docks, où elle se proposa comme manœuvre. Ça ne fit rire le morse contremaître vers qui elle s'était dirigée que jusqu'à ce qu'elle soulève un container toute seule, et le range à sa place. Après ça, il lui proposa tout de suite de la payer très très cher et Gino et elle purent comme ça s'acheter un petit appartement, dans un de ces immeubles des zones habitationnelles qui ressemblaient aux nôtres. Leur appartement n'était pas trop loin des docks, et il avait vue sur la mer. Mais surtout sur les aurores boréales, la nuit.
Isolde adorait ça. C'était tout simplement la plus belle chose qu'elle ait jamais vue, et elle restait des heures à les contempler. Ça lui rappelait un peu le toit de la Rue. Une chose qui ne paraissait pas vraie, tellement elle semblait faite pour les yeux. Les gens disaient que c'était l'âme des mordves qui s'envolait. Elle parlait maintenant très bien le mordve, appris avec ses collègues des docks. C'était pas une langue si laide que ça finalement. Maintenant qu'elle la jugeait autrement que par les sonorités. Elle était même d'une belle concision. Avec un lexique surprenant, qui lui plaisait. Pour en revenir aux aurores boréales, si c'était celle des mordves, elle n'en savait rien, mais ce qui était sûr pour elle, c'était qu'elles avaient effectivement une âme, oui. Elles en avaient en tous cas la beauté et la souplesse ; le pouvoir et le mystère.
Gino, lui en mordve, savait à peine dire bonjour. Il passait pourtant ses journées lui aussi dehors, à errer dans la ville avec sa machine, et à chercher un lieu pour l'accrocher. Mais il ne parlait pas beaucoup avec les gens. Son plus grand contact avec le mordve avait été de remplir des formulaires pour obtenir les autorisations de monter sur certains immeubles. Il avait pour ça effectué des démarches administratives inouïes. De l'héroïsme. Mais à chaque fois, il avait renoncé à installer sa machine. Quand Isolde lui posait la question, il répondait simplement :
- C'était pas là.
L'air désolé. Isolde l'était aussi. Elle le trouvait bien difficile, même. Et elle se demandait si son obsession ne risquait pas comme ça d'atteindre la force de la dinguerie des sœurs Pourtant. Mais comme il était son seul ami pour l'instant et qu'elle ne voulait pas le fâcher, elle se taisait. Lui se reprenait vite, et entamait son récit de la ville avec un émerveillement qui faisait chaud au cœur.
Il en rajoutait en fait un peu, Gino.
Il y avait un raison à ça. Il constatait que la vie d'Isolde n'était pas folichonne, et que ça se voyait beaucoup. Elle était plus maigre que jamais. Elle avait grandi, aussi. Pas grossi d'un poil, mais beaucoup grandi. On se retournait pas mal sur elle dans la rue, et pas seulement parce qu'elle portait tous ses poils. Une grande ourse comme ça, si maigre, ça lui faisait un profil pas commun...
Gino s'en rendait bien compte : elle partait tôt le matin, ne rentrait que dans l'après-midi, et tous les jours se ressemblaient un peu, pour elle. Lui était trop petit pour travailler. Il décida cependant de faire quelque chose pour l'aider à prendre du poids.
Sa première idée fut d'améliorer la soupe à la graisse de baleine à miel. Il se renseigna sur la recette auprès des meilleurs velgraissiers de la ville. Il réussit à se faire comprendre d'eux avec des gestes, il les observa au travail, et il en obtint des listes d'ingrédients, qu'il acheta au marché. Il acheta aussi du matériel de laboratoire, et fit de nombreux essais, et des montagnes de calculs chimiques. Au bout de quelques semaines, il obtint une soupe à la graisse de baleine à miel inodore, incolore, et au goût de profiteroles. Son propre dessert préféré, parce qu'il ne savait pas ce qu'elle aimait, elle. Il lui en fit la surprise un soir.
Isolde ne put résister à la bonne humeur de son ami et goûta la soupe, chose qu'elle n'avait pas faite depuis des années. Elle la trouva même bonne. Et puis dix minutes plus tard, elle la gerba. Ça ne passait toujours pas.
Ça n'aurait pas changé grand chose de toute façon. Si Isolde était triste, ce n'était pas parce qu'elle était fatiguée, parce que trop maigre, comme l'avait pensé Gino, mais parce que les gens autour d'elle étaient trop sérieux. Du point de vue moral, s'il y avait bien une chose qui caractérisait les Mordviens, c'était leur sérieux.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, Isolde aimait rire. Beaucoup. Elle faisait partie de ces gens qui ont besoin de communiquer avec leurs semblables, et de s'amuser avec eux. Elle s'en souvenait. Son père l'avait faite rire, quand elle était très petite, pendant des années, et elle adorait ça. Au fur et à mesure d'un refroidissement de moins en moins poli dans les relations de ses parents, ceci dit, il avait pas mal arrêté. Les Mordviens étaient comme sa mère. Des gens sérieux. Le rire était ainsi, dans cette ville, quelque chose d'extrêmement impoli quand il était impromptu. Il n'était même autorisé chaque jour qu'à 10h37, 15h12 et 20h46. Ça faisait que la personne qui était en train de discuter avec vous à ces heures-là se mettait parfois à rire de l'histoire la plus triste, juste parce qu'elle en avait besoin. Et encore n'était-ce jamais un vrai grand rire, à gorge déployée. Plutôt une sorte de tressautement ridicule, une suite de cris de moineaux à la fois retenus et forcés, qui donnaient l'impression qu'ils n'étaient « pas dans le rythme ». Isolde, qui s'y connaissait un peu en rythme, elle, maintenant, trouvait ça insupportable.
À ce propos, de leurs pères, il avaient reçu des lettres. Ils y exprimaient la satisfaction qu'ils soient bien installés, qu'ils se sentent « si heureux » à Mordvia, et qu'ils soient « si bien entourés » de nombreux « nouveaux amis ». C'était ce que les deux biques, de retour à Brest, leur avaient raconté. Ils regrettaient bien qu'Inyambo ne les laisse pas prendre l'Express pour venir leur rendre une petite visite, mais elle avait aussi promis qu'elle les y autoriserait bientôt. Isolde et Gino avaient répondu à ces lettres. Ils leur avaient expliqué la vérité, à leurs pères. Que Mordvia était une ville étrange et peu sympathique, où il était difficile de se faire des amis, et qu'on souffrait de ne pas pouvoir rire. Mais sa lettre, comme celle de Gino, était revenue de Brest avec la mention : « Non distribuable » tamponnée d'une encre sentant la bouse, signe infaillible de la censure d'Inyambo. Isolde, tout comme toi, ne comprenait rien à ce harcèlement de la vache sacrée.
Depuis longtemps, Isolde ne faisait plus d'efforts de sociabilité avec les Mordviens. Les quelques personnes avec qui elle avait vraiment passé du temps à parler ne l'avaient pas comprise. Quand elle se décrivait l'endroit d'où elle venait et qu'elle exposait ses idées, l'idée par exemple qu'il existait des objets inutiles qui n'étaient pas nécessaires (plus un objet était inutile, plus il paraissait nécessaire aux Mordviens au contraire, d'où la petite émeute autour de la machine de Gino le soir de leur arrivée), qu'on pouvait vivre sans injections de graisse de baleine à miel ou, pire, que les pauvres du centre étaient eux aussi des animaux, on la regardait comme on regarde quelqu'un dont le retard intellectuel se mesure en siècles, et elle se décourageait d'expliquer. Non, la seule chose qui aurait pu la faire grossir, elle le sentait, ça aurait à la rigueur été de manger des horloges. Mais elle avait honte de son extravagance, et ne disait rien à Gino. Elle esquivait soigneusement les horlogeries sur son chemin quand elle allait au travail. Elle changeait de trottoir, ou carrément de rue quand elles étaient trop étroites.
Seulement il y en avait une particulièrement belle d'horlogerie, au coin de la rue de son entrepôt, assez inévitable. Une grande, toute en verre, et à l'intérieur de laquelle s'étalaient sur deux étages des beautés luxueuses qui avaient l'air de l'appeler par son prénom quand elle les regardait. « Isolde ! Isolde ! » elles avaient l'air de dire les horloges, « Nous sommes délicieuses ! » Isolde prenait donc les trottoirs opposés. Le problème, c'est que les trottoirs étaient à sens unique, à Mordvia, et qu'elle se retrouvait tous les matins à contresens face à la tortue à bagouzes.
La tortue à bagouzes était archétypale. À la fois la plus obèse, la plus clinquante et la plus sérieuse des Mordviens qu'Isolde ait jamais rencontré. Comme le surnom qu'Isolde lui avait donné l'indique, elle portait des bagues sur ses dix doigts et même plusieurs à chaque doigt, chargées de pierres qui sonnaient en s'entrechoquant, dans le roulis de son pas plein d'importance : rubis contre topaze, saphir contre améthyste, béryl contre gros camée marbreux. Quand on y ajoutait les pots de cuivre, les couvercles en alu et la collection de tisonniers d'or qui garnissaient la mappemonde de son corps, ça donnait une symphonie de percussions sans rythme et sans harmonie à dormir au son du ferrailleur. Tous les matins, à heure fixe et à la minute près, quand Isolde changeait de trottoir pour éviter la grande horlogerie des docks, elle devait la croiser à contresens. Ça avait visiblement le don d'agacer la tortue, qui fronçait les sourcils parce que le trottoir était trop étroit pour elles deux. Isolde descendait donc dans le caniveau. Mais la tortue, étonnamment, avait l'air de trouver ça pire encore. D'une audace sale et criminelle. Elle exprimait sa réprobation en bougonnant lâchement, pour elle-même. Isolde l'ignorait. Jusqu'au jour du petit loir.
C'était au sortir de l'hiver. À cette époque de l'année, on diffusait des messages dans tout Mordvia demandant de faire attention aux animaux qui sortaient de leurs hibernations et aux désordres que ça pouvait entraîner. Ce n'est plus le cas de nos ours, mais certains animaux de mer hibernent en effet à la manière de leurs modèles entiers et naturels. Or ce matin-là justement, un petit loir, titubant d'un sommeil encore mal secoué, traversa le carrefour de l'horlogerie en zigzagant. Il prit devant Isolde la même petite rue qu'elle devait prendre, et où elle croisait tous les matins la tortue à bagouzes, et le même trottoir. Mal réveillé comme je t'ai dit, il fila en plein dans les courtes jambes de la tortue à bagouzes, dont l'axe de rotation s'en trouva perturbé, et qui faillit trébucher. Les breloques et les objets blinquèrent sous le choc, et elle ne se rattrapa qu'in extremis au panneau qui indiquait le sens du trottoir, blong, par le nez. Isolde, qui descendait du trottoir, ne put s'empêcher de rire. Un rire discret, presque un sourire, mais un rire quand même. Ce fut la goutte d'eau sur la cerise du pompon, pour la tortue à bagouzes. Elle l'apostropha violemment :
- Et vous ! Tous les matins, c'est la même ! Vous ne savez donc pas qu'il y a un sens aux trottoirs, dans cette ville ! Qu'est-ce que c'est que ces manières de se promener presque nue ? Vous êtes donc pauvre ? On ne sait même pas quel animal vous êtes, espèce de, espèce de blögon !
Il est vrai qu'Isolde avait de la sobriété dans la tenue. Elle ne voulait pas trop se charger d'objets. Alors que « blögar » signifie « tuyau de poêle », « blögon », en mordve, ça veut dire « grand tuyau poilu » (« à poils »). C'était un des nuances du lexique mordvien qu'Isolde avait apprises, et pour lesquelles elle aimait tant la langue. En l’occurrence cependant, c'était une insulte. La tortue à bagouzes ne s'arrêta pas là. Saisissant Isolde, dont elle sous-estimait très certainement la force, elle se mit à crier :
- Poliice ! Poliiiiice !
On mettait les gens qui prenait les trottoirs à contresens en prison aussi sûrement que ceux qui riaient à des heures indues, et Isolde, ça ne lui plaisait pas énormément, comme idée. Surtout que si elle allait en prison, Gino se retrouverait sans elle, et que seul, sans argent, il se retrouverait assez vite, au mieux au centre à boire du thé bleu de la police, au pire mort de faim. Cette imagination la mit en colère. Elle secoua le bras qui tenait le sien en rugissant. Puis, parce que la tortue la secouait devant elle, elle lui mordit la montre.
Quelles délices ! Que ça faisait du bien ! Le précieux objet, serti de diamants larges comme un doigt, avait un côté inéditement croquant, et un goût de lumière glacée qui la plongèrent dans le plus profond délire. Il lui en fallut plus. Vite. Tandis que la tortue s'enfuyait à toutes jambes en criant à la cannibale, Isolde traversa donc la rue, et entra dans l'horlogerie. »