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7 novembre 2013

Chapitre 1 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 1 : La Rue-qui-n'existe pas.

 

 

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Premiers pas dans la rue

]Je pensais en savoir pas mal sur la marine, à force de picoler. Mais fréquenter le port ne suffit pas. Il y a des secrets là-dedans que vous n'imaginez pas. Les animaux de mer par exemple. J'ai découvert depuis, dans les Annales de Petrus Barbygère entre autres – très bon, je vous recommande aussi - qu'il y en avait bien d'autres, des habitants secrets des bateaux. Des Klabouters, des Cornandoned, des Goguelins, des Boschs… Des bons et des moins bons, mais tous également inavoués clandestins, confidentiels et occultes… Parce qu'aucun marin ne dira jamais simplement qu'ils existent… Essayez et vous verrez... Ça porte malheur, ça fait fuir les bons et attire les méchants il paraît. Moi-même j'ai essayé avec Lolo, qui est pourtant un copain maintenant, mais non, rien, jamais un mot, ni même un regard un peu ambigu… Pourtant ils sont bien là, tous ces mondes qui se croisent sur les bateaux dès qu'ils passent l'horizon. Et de tous ces peuples amis du marin, aucun n'est aussi indispensable que les animaux de mer. Il n'y aurait jamais eu de marins ni de marine, sans eux. Quel homme aurait été assez branlé du caisson, en vérité, pour aller jouer les vigies de hune dans les tempêtes du cercle polaire ? Pour remonter des filets mouillés à longueur de journée au risque de se brûler les paumes et de se faire écraser les doigts ? Pour se mettre dans la position délicate d'un harponneur de baleines ? Aucun, croyez-moi. En fait, et depuis toujours, c'est le boulot des animaux de mer, ces difficultés.

 Ce qui me ramène à papa Morse. C'était pas un imbécile mon nouveau copain. À nous voir pisser dans une darse en chantant Madeleine a les pieds de cochon, comme ça, on n'aurait pas dit, mais il avait réfléchi sur bien des choses, taillé ses opinions… En ouvrant ma braguette, dans un premier mouvement, je m'étais mis au-dessus du Marie-France, un ketch de luxe qu'on a là dans le port au mouillage à l'année, et qui appartient à un orthodontiste anglais. Il ne s'en sert pas beaucoup. Quinze jours par an peut-être, et c'est tout juste s'il sort. Il passe plus de temps dans les restaurants de la Marina que sur mer, le vieux redresseur de sourires, et c'est plutôt un appartement flottant qu'un bateau, le Marie-France. Prêt à l'arroser, j'eus des paroles amères sur la chance qu'avaient certains et pas d'autres. Moi par exemple, j'en avais jamais eu de chance. Enfin, c'est ce que je pensais.
- La chance ? dit papa morse, surpris encore une fois. À quoi ça t'avance de te plaindre de la chance ? Est-ce qu'on y peut quelque chose à la chance ?
 C'était pas vraiment de la chance que je voulais parler ; de l'injustice de la vie plutôt. Je corrigeai. À quoi papa morse répondit :
- Si la vie avait une morale, elle serait bien chiante. Elle ne serait même plus la vie…
 Ça me convainquit assez pour que je me détourne du pont du ketch. Mais papa morse, lui, se mit à l'arroser alors plein jet, sur les bancs arrière. Je l'interrogeai du regard.
- C'est pas sur sa chance que je pisse, moi, qu'il justifia. C'est sur ce qu'il en fait...
 À quoi je trouve toujours qu'il avait vachement raison.

 Au moment de parler de la rue, je me sens encore tout perplexe. D'abord, j'ai devant moi, là, le plan du port, et il est vraiment impossible qu'un espace de cette taille y tienne caché. Ensuite, je ne me souviens plus du chemin, et je ne l'ai jamais retrouvé depuis. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'on a fini par entrer dans un terrain vague, que papa morse m'a demandé, à partir de là, de fermer ma gueule, qu'il s'est dirigé vers la palissade taguée de bites et de « Mort aux doannes » qui faisait le fond du terrain, qu'il en a écarté une tôle, et qu'il m'a poussé de l'autre côté. Mais tant pis... Maintenant que j'ai commencé, je continue, hein…

 Le spectacle, de l'autre côté de la palissade, était irréel. Je me retrouvais face à une charpente métallique titanesque, sorte de hangar sans toit sous lequel se déroulait un mail large comme les Champs Élysées, bordé d'immeubles bourgeois, à colonnades, couleur de lune. La pelouse du mail, un truc digne de Versailles, était coupée en losanges élégants brodés d'arabesques, d'entrelacs et de palmettes, à l'ancienne, et de chaque côté de la rue s'élançait une grande tour qui dépassait la charpente. Tout ça était aussi silencieux que majestueux. On voyait la mer, au loin. Bien trop au loin pour que ça aille avec le port d'ailleurs, ça aussi c'était curieux. Et toute la rue descendait vers elle en pente douce ; les derniers bâtiments, penchés, à moitié engloutis et mangés de guano, donnaient l'impression que la rue glissait doucement, s'effondrait, et que la mer allait la reprendre ; ou qu'elle en sortait au contraire, on ne savait pas trop. J'en restai la bouche ouverte.

 Papa morse me fit signe de continuer à me taire, l'index sur la lèvre, et de marcher derrière lui. Puis on se mit à suivre un chemin totalement absurde, entre les broderies de la pelouse. On prenait une direction et puis on en changeait soudainement, revenant sur nos pas, puis repartant à gauche, puis à droite… Je voulus couper, à un moment, au lieu de prendre le même chemin que lui. Mais une force mystérieuse alors m'en empêcha, comme celle exactement qui vous empêche de courir comme vous voudriez dans les cauchemars. Une sorte de mollesse cotonneuse et de résistance insurmontable à la fois. Je lâchai un « merde ! » de surprise. Papa morse se retourna, me fit encore signe de me taire, puis m'indiqua le chemin du doigt. Que je me remis à suivre.

 Il y eut encore une chose bizarre, quelques mètres après ma tentative de sortie de route. Des frissons commencèrent à me parcourir le corps. En regardant mes bras, je vis que mes poils se hérissaient ; mes cheveux aussi, que je sentais presque droits sur ma tête. Et il y eut soudain une sorte d'explosion colorée au-dessus de nous, de dragon de fumée rose et jaune qui courait sur le toit inexistant de la rue, dessus la charpente, grossissant à toute vitesse, et se relançant exponentiellement en volutes pressées. Ça emplit la rue de lumière vive et chaude ; pendant quelques secondes, on s'y crut en plein jour éblouissant ; et puis ça s'en alla en même temps que mes frissons, aussi soudainement que c'était venu, d'abord en irisations vertes et bleues sur les franges des volutes puis, ces franges s'élargissant, virant complètement au bleu avant de disparaître tout à fait. J'aurais bien posé des questions à papa morse encore, mais je sentais bien qu'il ne me répondrait toujours pas. Alors je repris ma route.

 La troisième et dernière fois que je m'arrêtai, ce fut parce que lui-même avait marqué la pause. On était au pied de son immeuble, bien que je ne le sache pas encore, et il regardait vers l'autre côté de la rue. Je suivis son regard, et j'aperçus là l'unique autre habitant de la rue-qui-n'existe-pas que je devais jamais croiser. C'était un gros ours blanc, un vrai celui-là, pas à moitié humain comme papa morse, qui s'avançait vers le milieu de la pelouse en pleurant, ses épaules toutes secouées de spasmes et de geignements pitoyables. Une bête impressionnante, mais qui pleurait. Elle s'arrêta en plein milieu du boulingrin, et debout sur ses pattes, leva le museau vers la lune, puis poussa une horrible plainte, déchirante, un feulement tragique qui me fit battre le cœur d'effroi et de pitié. Ensuite, elle reprit sa marche vers la mer, et nous la nôtre.

 C'est son histoire, à cet ours, qui fait l'intérêt de la suite, et que je voudrais vous rapporter aussi fidèlement que possible. Je vais essayer.





 

 

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