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31 octobre 2013

Point zéro / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

 LE CONTE DE LA RUE-QUI-N'EXISTE-PAS

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Confession préliminaire - le bar des Mouettes

 

 

On ne trouve pas ça dans les guides, le bar des Mouettes, et c'est bien dommage. Parce que c'est ça qui leur ferait du bien aux touristes tiens, qui trimballent leur ennui comme un sac en plus de leurs valises… C'est là qu'ils la trouveraient l'aventure capable de leur ouvrir des sentiers lumineux et qu'ils arrêteraient de penser au retour qui leur rendra enfin des excuses. Seulement on ne les y emmène pas au bar des Mouettes, parce que c'est une chose évidemment qu'on ne voit pas au premier coup d’œil, et que les guides s'occupent surtout de choses qu'on voit au premier coup d’œil, comme le Mont Saint-Michel ou la tour Eiffel par exemple, inratables, même du plus profond de l'ennui qui empêche de s'intéresser aux choses, ou à la rigueur de petits restaurants, mais seulement parce que le plaisir de ces restaurants-là aussi est inratable, écrit sur une carte avec le prix qu'il coûte, ça marcherait tout aussi bien avec les bordels si les bordels étaient quelque chose d'acceptable comme les restaurants, alors que le bar des Mouettes a un intérêt qui n'est pas sur la carte, ni tout de suite visible, ni du tout monnayable, ni toujours acceptable. Comme les bordels mais plus à cause de la bagarre. Même si on ne s'y tape dessus, en général, que pour rigoler au fond. Enfin c'est là que les pêcheurs du coin, et les pirates aussi, se racontent les choses qu'ils ont traversées et qu'ils picolent ensemble à celles qui viendront après. Et là aussi que je rencontrai papa morse…


À cette époque-là l'ennui me poursuivait moi aussi, et d'une manière plus douloureuse encore, parce que consciente, à cause de tous les romans que j'avalais pour passer le temps, et qui avaient réussi me convaincre que la vie aurait dû être une histoire, elle aussi, alors que les choses autour de moi ne m'offraient que le spectacle d'un jeu plat, joué d'avance, con et droit comme un front de CRS. Je n'avais plus trop de travail ni de courage depuis trop longtemps. Je buvais presque toutes mes aides sociales, mais ça ne suffisait pas toujours à rendre la situation meilleure. Alors quand ça devenait trop fort, le dégoût, j'allais m'aérer la tête sur le port où le vent, les embruns, les gréements qui sifflaient et le cliquètement mystique des haubans me rappelaient qu'il y avait plus terrible que la civilisation, là, s'étendant toute entière et glacée : la mer, sur laquelle s'embarquaient ceux qui avaient des couilles. Moi, j'en avais pas à ce point-là, des couilles, mais ça me requinquait quand même, par contamination fraternelle en quelque sorte et puis dès que j'avais assez froid aux pieds et à la tête, ça me donnait une bonne excuse pour rentrer dans le giron chaud des Mouettes et m'assommer un peu de littérature encore et de petits grogs. Le patron, Erik, les sert plus que généreux. C'est un bon commerçant, je vous le recommande.

Ce soir-là précisément je lisais Moby Dick, le récit illuminé d'Ismaël, le pêcheur de baleines. C'était pas facile de se concentrer : il y avait beaucoup de bruit autour. D'un côté, on fêtait le retour de mer d'un équipage de péchous, qui avait eu de la chance pour une fois, et ramassé de quoi être riches pour un temps. De l'autre, des russes qui devaient rappareiller le lendemain enchaînait les vodkas au comptoir en aboyant des rires gras. Les deux groupes se mélangeaient et, dans un anglais approximatif, partageaient leurs plaisirs : c'était le premier jour des uns et le dernier des autres. Ça chantait, ça gueulait, ça tombait sur les vieux qui buvaient leur ballon en jouant aux tarots, au fond, et qui repoussaient les viandes soûles à deux bras sans rien dire – tu parles que ces vieux-là en avaient vu d'autres, sur tous les continents – ça rigolait. Et j'étais comme une île au milieu de tout ça.

La tempête aborda l'île. C'est celui qu'on appelait Lolo, le patron des pêcheurs, qui le premier me lança :
- Eh l'intello ! Tu te crois à la bibliothèque municipale ? Ça va, on fait pas trop de bruit ?
Le fait est que ses copains venaient de s'engager dans une chanson paillarde des plus salées, frappant le comptoir du gros cul de leurs pintes moussues ; et que par-dessus les Russes, malgré leurs carrures d'étudiants faméliques, roulaient les r comme des déferlantes dans un grain du cap Horn. Mais je lui expliquai que ça ne me dérangeait pas.
- Je suis un surdoué de la concentration ! j'ajoutai.
- Ah bon ? Et qu'est-ce qui te concentre comme ça ?
- La voix du grand Ismaël et le regard du capitaine Achab !
C'était le rhum autant qu'Ismaël qui m'inspirait ce ton de prophète.
- Ah, Moby Dick... Excellent, excellent... Vos gueules, tous !
Ils obéirent dans l'instant. Même les Russes. C'est un homme d'autorité le Lolo.
- Lis ! qu'il me fit ensuite, en me tendant un rhum vieux tout pur.
Le feu crépitait dans l'attente. Pour plus d'effet encore, je montai sur la table. Et puis je bus, et puis je lus. Ils écoutèrent, je ne vous dis que ça. Ça envoie, Moby Dick... À la fin du chapitre, ils applaudirent, et puis on me resservit, et puis on m'en demanda encore, et puis on me resservit de nouveau, même si tout le monde n'écoutait plus, et ainsi de suite et sans s'arrêter… de telle sorte qu'au bout d'un moment, l'amitié s'installa franchement.  

Je dois reconnaître qu'à cause de toute cette amitié, sur la fin de la soirée, mes souvenirs deviennent un peu confus. Ou plus exactement, faisons pas les délicates, que j'étais raisin, raouette, bourré comme un champ de manœuvre. Je crois même qu'à un moment, j'ai vomi. Mais que ça ne vous donne pour autant pas prétexte à ne pas me croire… D'une part, j'ai déjà assez de mal à me croire moi-même. D'autre part, l'histoire en vaut la peine. Enfin moi je trouve.

On ne devait pas être trop loin de l'heure de la fermeture parce qu'à un moment, j'avais dansé avec des femmes, même si ce n'est pas mon habitude du tout, j'ai de la timidité en principe, et que maintenant, à nouveau, il n'y avait plus que des marins dans la salle. Un drôle de particulier alors entra. Un qui portait un suroît comme on n'en porte plus depuis longtemps que dans les publicités pour les coquilles Saint-Jacques ou les salades de thon, et qui alla s'installer dans un recoin sans dire bonjour à personne ; sans qu'on voie même son visage. J'étais en grande conversation, de la philosophie sans doute - parce que j'aime ça, plus je suis soûl et plus j'aime ça, la philosophie, et je ne fis d'abord que l'observer du coin de l’œil. Mais je ne pus m'empêcher, quand mon interlocuteur s'endormit tout à fait, le nez en flottaison instable à dix centimètres au-dessus de son dernier rhum, mettant ainsi un terme à notre conversation, d'aller m'asseoir à sa table. Un peu en biais et pas tourné vers lui, pour pas déranger, vous voyez... mais à sa table quand même.

Erik lui avait servi, sans qu'il demande rien, un truc tout à fait bizarre. Une boisson glauque où flottaient comme des algues, et qu'il sirotait à la paille avec des bruits de succion pas naturels, à la manière de mon cousin handicapé, quand on le force et qu'il fait sa mauvaise tête. Je remarquai aussi qu'à chaque mouvement que faisait le grand chapeau pour se baisser vers cette espèce de jus de vaisselle, on apercevait quelque chose comme des défenses, qui pendait devant son visage. J'avais déjà vu ça sur des masques africains, à l'époque où je m'intéressais aux arts nègres - le gars avait d'ailleurs la peau noire et plissée d'un vieux Congolais - mais ça n'avait pas de logique pour autant, un péquin de deux heures du matin avec un masque africain… Alors je continuai à le fixer intensément, du coin de l’œil.

Jusqu'à ce qu'il relève brusquement la tête :
- Et alors, qu'il me dit, t'as jamais vu un morse boire son whisky-crevettes ?

Et c'était bien un morse. Un tout-à-fait véritable. Avec ses deux yeux en tête d'épingle et la tête enfoncée dans la grasse bouée de son cou, tout luisant d'eau de mer, et qui me regardait encore comme si c'était moi, le suspect dans l'affaire...
- Nom de Dieu ! que je lâchai.
Ça fit bien rigoler le monde autour. À croire que c'était absolument normal, ce morse qui buvait tranquillement son « whisky-crevettes » au fond du bar.
- Je n'ai pas de quoi surprendre… qu'il me renseigna. Je suis un animal de mer ! On est assez nombreux comme ça... C'est juste qu'on n'apparaît jamais que quand les marins sont seuls entre eux…
Et en effet, les plus éloignés n'avaient pas même fait attention à nous. Ils étaient restés tournés vers Lolo, qui montrait son cul aux russes. Erik lui demandait de se rhabiller, en rogne : son comptoir en branlait, tellement ça les faisait marrer les russes…
- Mais moi, je ne suis pas un marin ! que je dis.
- Non, mais t'es tellement caisse à ras bord, fit un grand maigre à côté, que tu ne te croiras pas toi-même demain…
Ça fit encore rigoler ses copains. Je m'en souviens bien parce qu'il avait raison, ce gars-là...
- Erik, un autre ! fit le morse, comme pour confirmer.
Je lui demandai :
- C'est vraiment du whisky et des crevettes, ce machin ?
Parce que ça ne me semblait pas très bon dans l'idée, et qu'il y a pas mal de cocktails comme ça qui ne disent pas du tout ce qu'ils contiennent. On n'a jamais passé de Mary au mixer pour en faire une Bloody, par exemple.
- Oh, toutes sortes de fruits de mer en réalité. Les invendus, les restes sur les assiettes. Erik les fait macérer pour moi.
Ça devait être bien dégueulasse ! Je lui dis.
- Bof, c'est le truc des morses… Tu t'es jamais fait la réflexion qu'un morse, ça ressemblait furieusement à un vieux phoque alcoolique ? Ben c'est ça. C'est à cause du whisky-crevettes… Faut pas écouter les profs de sciences nats… Nous sommes de vieux alcooliques de phoques… Mais pour toi, c'est vrai : c'est même dangereux. Il y en a qui sont morts en essayant…
Ça avait l'air de lui donner sa petite fierté ; et quand Erik le resservit, il s'amusa un moment à faire tournoyer la merde qui nageait avec sa paille, avant de souffler dedans pour faire des bulles, comme un gamin.
Je me demandais à voix haute s'il fallait le croire :
- Morts ?
- Morts, il confirma. Mais raconte-moi ta vie, toi, plutôt… C'est pas tous les jours que je me permets de discuter avec un pur terrien, tu sais… Que j'en rencontre un assez soûl…

Ça tombait bien, raconter ma vie, c'était ce que je faisais de mieux. C'est un truc qui va avec l'ennui. Je me suis calmé depuis, mais alors, tout le gros sur ma patate que je lui déversai. La civilisation CRS, et les livres tous lus, et que je ne savais plus s'il fallait du courage ou se cacher, et s'il ne fallait pas tous les brûler les livres et se réfugier dans les bois ou bien, enfin toutes ces conneries qui m'occupaient l'esprit. Je pleurais, même, l'alcool aidant.

Eh ben ça l'a amusé lui, mon désespoir. Ça l'a fasciné. Et on est resté jusqu'à la cloche ensemble, à boire encore et à en discuter longuement. J'avais fini par l'appeler « papa », et lui « fiston ». Nous allâmes même en basculer un dernier chez lui bras dessus bras dessous après la fermeture. Je crois qu'il voulait me donner une leçon. Qu'il était plus clair qu'il n'en avait l'air… En tout cas, c'est comme ça que je découvris la Rue-qui-n'existe-pas.

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