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Panorama des Joies - Roman gratuit en ligne Pdf Epub
27 janvier 2016

Chapitre 8 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 8 : Les soeurs Pourtant.

 

 

baba

 

« Alors évidemment, je n'ai pas assisté à la suite. Mais j'en connais quand même un bon bout. Grâce à ça. »

 

Papa morse me tendait un gros volume de galuchat, à tranche dorée, sur la couverture duquel il était écrit : « Esölt Intrödü. »

 

« La geste d'Isolde, me traduisit-il. Ça m'a été envoyé de Mordvia par le Cabinet d'Histoire Nationale Animalier. Comme c'est tout en mordve, je vais te faire un résumé si tu veux bien. »

 

Je voulus bien.

 

« Les sœurs Pourtant étaient tout excitées par le voyage. Elles piaillaient sans discontinuer depuis le départ de l'Express. Griselnor faisait même des mouvements de gymnastique pour calmir. Les mains jointes paume contre paume au-dessus de la tête, elle enchaînait les flexions rapides. Mais les enfants ne partageaient pas cet entrain. Avoir perdu leurs parents et tout espoir de revoir l'endroit où ils avaient grandi, ça les avait rendus, pour tout dire, pas jouasses. Ce n'est donc pas d'allègre transport qu'Isolde retrouva soudainement la parole. Pourtant, elle la retrouva à ce moment. Dans le train. C'est ce que raconte la geste.

- Mordvia ! disait Groselnar. Rendez-vous compte !

- Pouf, pouf, haletait sa sœur. C'est sensationnel !

- La plus belle ville du monde !

- Oh oui !... Pouf, pouf ! Cette agitation qui s'agite d'une manière si agitée, vous allez voir ça !

Et ses monuments ! Pouf, pouf, dis-leur, Groselnar ! Ses monuments !

- Monumentalement monumentaux, dans le genre monuments.

- Il faut, pouf, aller dans la vieille ville surtout, avec ses mignonnes petites maisons de couleurs, pouf, pouf, si colorées ! Le calme... Et le sourire des gens ! Pouf, pouf... Il n'y a pas plus accueillant, au niveau de l'accueil !

- C'est que ce sont de féroces marins...

Griselnor interrompit ses flexions.

- Oh ! J'ai une idée, Groselnar ! Nous irons prendre une glace chez Troefrüd, en arrivant !

- Oh oui ! Quelle belle idée... Une bonne glace... Vous voudrez des glaces, les enfants ?

Isolde et Gino s'entreregardèrent. On les avait prévenus, et Giocchio avait bourré la valise de son fils de vêtements épais, à fourrure : il allait facilement faire moins de dix degrés en dessous de zéro, à Mordvia. Gino s'en étonna donc, de leur idée :

- Vous y avez vraiment habité ?

- Pas du tout !

- Pas du tout, non ! Nous y avons vécu...

C'est alors que, pour la première fois depuis si longtemps, Isolde prit la parole. Pour dire à Gino :

- Ben mon vieux, si tout le monde est comme elles, là-bas, ça promet...

 

Les historiens débattent encore pas mal de savoir pourquoi la parole revint à Isolde à ce moment précis. Il y en a qui pensent que c'est à ce moment seulement qu'elle réalisa qu'on ne l'enverrait plus à l'école de sitôt. D'autres que c'est à cause de Gino ; qu'il était le premier gamin qu'elle rencontrait, depuis longtemps, qui lui inspire confiance. On a aussi parlé de la Lune, et de l'effet de la pression du noyau terrestre, par lequel passait le TVM, dont Isolde aurait inconsciemment pu ressentir les effets. Mais ce sont des théories plus controversées. Ce qui est sûr, c'est que Griselnor et Gino en restèrent baba au rhum ; elle s'exclama :

- Elle parle !

- Bien sûr qu'elle parle ! répondit Groselnar. C'est une ourse...

Griselnor réfléchit une seconde, changea totalement de figure, et approuva :

- Bien évidemment.

Elles attendirent un peu qu'Isolde parle à nouveau, ce qu'elle ne fit pas. Griselnor continua donc l'exposé sur la ville, passant aux légendes de sa fondation. Mordvia, cachée au monde comme notre rue, avait été fondée par Trois-masques, le premier des Mordves. Elle était aujourd'hui habitée principalement par des animaux de mer, mais c'était le grand savoir des Mordves qui l'avait dissimulée au monde.

- Comment ? demanda Gino.

- Au milieu d'une montagne. Les Mordves font pousser les montagnes.

- Vous êtes sûres que ça pousse, les montagnes ? demanda Isolde.

- Bien sûr que ça pousse, les montagnes, puisque les Mordves en font pousser...

- C'est un peu facile...

- Comment ?

- C'est un peu facile.

- Non, il n'y a rien de facile à faire pousser les montagnes, crois-moi. J'ai essayé ! Hein Groselnar ?

- Oh, oui, je me souviens ! Elle en avait fait une hémorragie cérébrale, la pauvre... Les Mordves l'ont soignée, heureusement. Bien sûr... Mais pourquoi est-ce qu'elle n'aurait pas essayé ?

- Parce que vous mentez, peut-être.

- Que vous êtes même capotées délirantes, ajouta Gino.

Il était aussi sceptique qu'Isolde.

- Oui, avoua gaiement Groselnar. Mais nous sommes vos guides... Il faut donc nous croire.

Ça ne convainquit pas beaucoup les enfants.

 

À Mordvia, Le TVM ne s'arrête pas au beau milieu d'une rue, comme partout ailleurs. À Mordvia, il y a une gare. À son approche, après leur sortie de terre, Isolde put voir que des dizaines d'autres trains couraient sur des dizaines d'autres voies parallèles à la leur, dans les deux sens. Elle déduisit que d'autres capitaines avaient dû jouer au go avec le Diable des chrétiens, et que l'Express, qu'elle croyait unique, n'était qu'un exemple isolé d'un phénomène mondial. Ce fut la première surprise que lui réserva Mordvia.

 

La deuxième fut que la ville avait bien changé, depuis que les deux sœurs en étaient parties, et qu'elle ne correspondait plus vraiment à leurs souvenirs gracieux. À la sortie de la gare, aussi monumentalement monumentale qu'elles l'avaient promise, on leur accordera au moins ça, elles emmenèrent les enfants jusqu'au glacier Troefrüd. Devant chez Troefrüd, Griselnor avança :

- Je crois que c'est fermé.

Dans la mesure où il ne restait du magasin que les ruines de trois murs envahis par le lierre et qui tenaient un toit crevé, oui, c'était certainement fermé, se dit Isolde. Et elles auraient pu s'en apercevoir de plus loin. Les jolies maisons colorées dont Griselnor leur avait parlé dans le TVM pourrissaient en ligne, désertées, tout comme les immeubles qui les entouraient, sales et borgnes de planches et de bâches flottant au vent.

 

Le ciel était noir et pesant, au-dessus des falaises qui entouraient la ville.

- Allons chez le Jeune Poète, alors ! dit Groselnar.

- Oui, le Jeune Poète. Je crois que c'est le plus urgent.

- Vous savez où habite le Jeune Poète ? s'étonna Gino.

- Bien sûr... C'est une vieille connaissance.

- Mais... Pourquoi est-ce que vous ne nous l'avez pas dit plus tôt !

- Chaque chose en son temps... Nous ne vous avions pas non plus dit que Troefrüd était fermé.

- Mais ça, vous ne le saviez pas... dit Isolde.

- Bien sûr que si ! Nous sommes vos guides, voyons ! Simplement, il est parfois important d'être déçu... Allez, en route !

Sur cette nouvelle et bizarre preuve de mauvaise foi, ils se remirent en marche.

 

Ils suivirent encore sur une centaine de mètres l'avenue pavée qui les avait éloignés de la gare, puis tournèrent au coin d'un rue plus petite. Gino marchait la tête en l'air, fasciné par les sommets des hautes tours. Ça l'obsédait, sa machine. Isolde, elle, regardait davantage devant elle, et venait de se rendre compte que ce qu'elle avait jusque là pris pour des ordures, au pied des immeubles, était en fait des gens qui dormaient, enfouis sous des cartons et des couvertures informes. La ville n'était pas du tout déserte.

 

Ceci dit, ce qui pouvait pousser les animaux de Mordvia à dormir dehors et à ne se réveiller que le soir tombant, car ils en étaient visiblement à l'heure de se réveiller, ça l'intriguait. Elle posa la question aux deux vieilles :

- C'est quoi, tous ces gens sales dans la rue, qui dorment si tard ?

- Des pauvres... dit Griselnor. Tu n'en avais jamais vu ? J'avoue que ça fait très longtemps que nous non plus. Les pauvres sont fainéants, sales, mentalement dérangés, et parfois dangereux. Les villes des hommes en sont pleines, mais qu'il y en ait tant à Mordvia, c'est une nouveauté. Sans doute qu'on s'est dit qu'on en avait besoin ?

- Sans doute... acquiesça Groselnar, puisque Bossouma en a mis partout.

- Bossouma est le capitaine de la ville. C'est lui qui a obtenu la gare centrale du diable des chrétiens. Il n'est donc pas stupide.

- Je n'ai jamais dit qu'il était stupide...

- Effectivement, tu ne l'as pas dit ! Elle a raison ! Ce qu'elle est douée, quand même...

- Ça, douée, elle l'est confirma Griselnor.

Elles avaient l'air de se moquer d'elle.

 

Les pauvres qui se réveillaient se réunissaient autour de feux allumés dans les ruines. Là ils faisaient bouillir dans des casseroles défoncées une sorte de thé bleu, qu'ils versaient de haut dans leurs timbales. Isolde demanda ce que c'était.

- Bien sûr !... fit Groselnar. Vous ne connaissez pas ça non plus, les infusions d'andouille. Explique-leur, Griselnor.

- Ce sont des infusions d'andouille de baleine à miel séchée. L'andouille de baleine à miel, une fois séchée, se râpe. Et elle est très amusante, en infusion. C'est une invention des Mordves. Il faut des siècles, pour sécher une telle andouille... Les Mordves sont, de manière générale, très amusants. J'espère que vous en rencontrerez.

Isolde ne comprenait plus rien.

- Mais ce n'est pas un Mordve, justement, qu'on est en train de chercher ?

Tout le monde le savait : la légende de la tour Est voulait que le Jeune Poète soit un Mordve.

- Bien sûr ! dit Griselnor. Ça m'était complètement sorti de la tête, excuse-moi.

- Il n'y a pas de quoi, répondit Groselnar, à la place d'Isolde.

Et elles reprirent leur marche rapide. C'était évident. Quand Inyambo les avait choisies pour guides de deux enfants, elle était devenue folle.

 

Ils s'engageaient maintenant dans des boyaux étroits, tordus, qui n'aboutissaient qu'à des carrefours aux angles bizarres et des placettes poisseuses d'ordure, où ne coulait plus la lumière. Dans les quelques artères qu'ils traversaient tout de même, les pauvres étaient de plus en plus nombreux. Ils erraient en glapissant impromptu des sortes de rires avortés, et certains les regardaient fixement, de cet exact regard malin qui fait deviner au bétail, dans la savane, qu'il est l'heure de s'éloigner des lions.

Les vieilles n'avaient pas vraiment l'air de savoir où elles allaient. De temps en temps, elles s'arrêtaient.

- Et ici ? demandait Griselnor.

- À gauche, bien sûr, répondait Groselnar.

Et d'un commun accord, elles prenaient à droite. Isolde le leur fit aussi remarquer.

- À gauche, à droite, c'est la même chose... répondit Groselnar.

- Oui, ça n'a pas grande importance, dit Griselnor.

- Ben... Pour arriver quelque part...

- C'est là !

Si c'était effectivement là, se dit Isolde, le hasard faisait rudement bien les choses. Glorieuse et sautillante, Griselnor désignait une maison dont il restait presque aussi peu que de la boutique du glacier Troefrüd. La porte seule intacte, fermée, se dressait ridicule entre les murs crevés.

- Je reconnais très bien la maison !

- Il n'a pas l'air d'y être, remarqua Isolde.

Griselnor s'approcha de la porte et frappa, un seul coup d'abord, puis trois, puis quatre, puis à nouveau trois, au bas de la porte. Il ne se passa évidemment rien. Elle se retourna alors, et dit :

- Il doit être sorti.

- Ou alors, il travaille ailleurs... proposa Groselnar.

- Ou alors, il n'y habite pas encore...

- Bien sûr ! Nous allons l'attendre.

 

En reculant, Isolde se prit les pieds dans un lapin cul-de-jatte, hideur sale et pelée qui traînait ses moignons dans la boue du pavé. Il s'éloigna en gloussant abruti, nullement fâché. Isolde n'avait aucune envie de rester là à attendre le retour hypothétique, dans son hypothétique maison en ruines, d'un Jeune Poète tout aussi peu crédible. Ils s'approchaient de plus en plus, les pauvres.

- Et si on se contentait de chercher où dormir, aujourd'hui ? proposa-t-elle.

- C'est une idée très intelligente, jugea Groselnar.

- Très, confirma Griselnor. Mais où est Gino ?

Gino ne lui tenait en effet plus la main. Elles se retournèrent, et découvrirent qu'il s'était arrêté au dernier carrefour, le nez en l'air. De ce carrefour s'élançait une tour deux fois plus haute que les autres, et il regardait son sommet, immobile. Une silhouette massive se dressa derrière lui.

 

Isolde et les deux vieilles crièrent, mais trop tard. Elles coururent. La silhouette était en fait celle d'un gros porc édenté, avec un drôle de regard en tête d'épingle, comme éteint. Il avait sauté sur Gino, et le traînait maintenant sur le pavé, le tenant par une jambe. Gino avait beau se débattre et crier, le vieux porc se contentait d'avancer en ricanant comme s'il s'agissait d'une bonne blague.

- Seltra ü, porkröd ! Seltra ! lui crièrent les deux sœurs.

Ce qui voulait dire « Lâche-le, gros porc ! » en mordve, la langue du pays. Mais le porc, qui devait faire trois ou quatre fois leur taille, n'avait même pas l'air de les entendre. Il s'était arrêté près d'un tas de cartons. Ricanant toujours, il sortit un hachoir de dessous ces cartons. Il allait faire du steak avec Gino.

- Otso ! crièrent les vieilles, paniquées.

Isolde, elle, ressentit une chaleur terrible au plus profond de ses tripes. Quelque chose qui la brûla et la démangea à la fois. Puis un rugissement hors norme, celui-là même qu'elle poussait quand on essayait de l'empêcher de manger des horloges, sortit de sa bouche. Le porc s'arrêta dans son mouvement, le hachoir en l'air. Il resta un instant figé, puis il sourit.

- Esölt ! dit-il.

Et il libéra Gino, qui recula à toute vitesse, sur les talons et les paumes.

- On dirait mon nom, remarqua Isolde.

- Très exactement, confirma Groselnar. Les aveugles voient bien mieux que nous.

Mais Isolde n'eut pas le temps d'interroger cette nouvelle absurdité : car un bruit de cavalcade, à l'autre bout de la rue, fit trembler le monde.

 

Ce qui leur arrivait droit dessus, perçant la brume de son galop lourd et poussiéreux, c'était la police montée de Mordvia. Les vieilles et les enfants durent se jeter contre la muraille pour les laisser passer. Un seul s'arrêta. Une buse de Somalie, à gorge rousse. Ses deux bras, on aurait dit des jambons montés sur des dindes rôties. Isolde n'avait jamais vu ça non plus. Elle mit pied à terre, poussa les deux vieilles, et envoya un violent coup de crosse de son fusil dans le sourire du porc aveugle. Il s'écroula de tout son long. La gueule du gros porc baignant dans le caniveau, bien immobile, elle se retourna vers eux :

- Oh, le petit machin ! Une mini ourse. C'est rigolo, ça...

- Vous parlez français ? s'étonna Gino.

- Oui, on nous forme, maintenant. Et notre lieutenant, là, repère les langues à la tête du client. Il est infaillible. Je ne sais pas comment il fait, mais dès le bout de la rue, il a dit : « français ! »

- Ah, très bien ! dit Griselnor. Vous voyez, les enfants, ce que nous vous avions dit, comme c'est féroce et accueillant ? C'est donc vous qui êtes chargée d'accueillir les nouveaux venus ?

- Oui... Enfin pas tous. On ne se charge que du récupérable... Et encore, dans la limite des places disponibles. Les enfants, surtout. Vous avez de la chance, vous serez les derniers aujourd'hui. Mais qu'est-ce que vous faisiez, si loin dans le centre ? Vous ne vous êtes pas rendu compte que c'était dangereux ?

- Nous rendions visite à un ami poète, dit Griselnor.

- Dans le centre ?

Ça avait l'air de beaucoup la surprendre, la buse.

- C'est un Mordve... précisa Isolde. Peut-être que vous le connaissez ?

- Ah ah ah ! s'esclaffa la buse, après un moment de surprise. Un Mordve... Elle est vraiment chou. Mais les Mordves n'habitent pas ici, ma mignonne, ils vivent dans la forêt, avec les petits animaux...

Pourquoi est-ce qu'elle lui parlait comme si elle était débile ? se demanda Isolde.

- Viens ! Je vais te montrer mon fusil.

 

Après tous ces éprouvants kilomètres dans le labyrinthe des rues, monter en selle, c'était pas de refus. Isolde s'y retrouva donc entre les drôles de bras de la buse, qui lui montra effectivement son fusil sous toutes les coutures, et même, visa l'une des sœurs et appuya sur la gâchette. Mais il n'y eut qu'un léger déclic. Le cran de sûreté ! elle révéla à Isolde. Et elle lui en expliqua très exactement le fonctionnement. Elle ajouta qu'il fallait faire très attention avec les armes à feu. Que c'était très dangereux. C'était des coups à tuer quelqu'un, si on l'oubliait. Elle semblait attendre d'Isolde l'expression d'une certaine admiration pour le risque encouru. Mais Isolde resta muette. Alors, par vexation, ou je ne sais quoi, elle tira pour de vrai, « Baoum ! » Isolde en resta à moitié sourde et, au loin, un pauvre s'écroula comme un gros porc.

- Ah ! Ah ! Ah !Tu vois ? Tu veux essayer ? proposa la buse.

- Non merci, dit Isolde. Je n'aime pas trop ça, la mort.

- T'as raison, fit la buse, comme fière de la leçon donnée.

Et leur conversation s'arrêta là.

 

Ils retraversèrent le quartier jusqu'à la gare, par un autre chemin (beaucoup plus court) que celui des deux vieilles. Sur ce chemin, ils croisèrent une ruine dans laquelle avait grandi un sapin si haut qu'on n'en voyait pas le sommet plongé dans la nuit. On aurait dit le mât du ciel, prêt à céder. Les pauvres toujours plus nombreux erraient en poussant toujours les mêmes gloussements. Sur le parvis, séparés de la gare par un cordon de collègues de la buse, ils les découvrirent assis par centaines, l'air d'attendre quelque chose. Isolde comprit quoi, quand ils eurent traversé le cordon. Une équipe de collègues de la buse se mit à leur jeter de grandes pelletées d'une herbe bleue qui devait être de la fameuse andouille séchée, et ils se ruèrent dessus.

- Ils vont bien s'amuser ! cria Griselnor, par-dessus les gloussements des pauvres.

- Certainement, dit Groselnar.

Ça fit rire aussi la buse. On était à la fête, en somme. Il n'y manquait en effet plus que ça, au tableau pitoyable. Des rires. Le grand sapin avait cédé, et abattu sur eux la nuit. Isolde réalisa qu'il devait avoir un certain âge, ce sapin.

- Ça fait combien de temps que la ville est en ruines ? demanda-t-elle.

- Depuis deux siècles, répondit la buse. C'est deux fois cent ans. Depuis qu'on a le TVM, et les migrants, précisément. Les migrants... sales. Pas toucher.

Deux siècles... se dit Isolde. Les deux vieilles n'avaient donc pas pu le connaître florissant. Une autre idée vint à Isolde.

- Et les Mordves... Est-ce qu'ils existent vraiment ?

- Ah ! Ah ! Mais bien sûr... C'est eux qui ont fondé la ville, et inventé notre langue. Seulement il ne faut plus venir les chercher par ici ! Il y a de grands parcs, dans les quartiers Nord, où vous pourrez chasser tous les Mordves que vous voulez. Tu verras.

Elle y croyait en somme autant qu'aux farfadets. En dehors de sa taille, qui avait dû aussi la tromper, c'était pour ça qu'elle lui parlait depuis tout à l'heure comme à une oursonne de trois semaines... Isolde lui avait posé des questions sur les lutins des légendes du pays, en fait. Quelque chose qui n'existait pas. Quelque chose qui lui disait qu'ils n'étaient pas près de le trouver, le Jeune Poète, surtout. C'était une confusion fréquente dans le monde d'Otso. Le dieu des ours s'était pas mal lâché, dans sa création, et l'avait rempli de tellement de créatures invraisemblables et curieuses qu'on ne savait jamais trop si elles étaient vraies ou légendaires. Il suffisait de penser aux gloutons, par exemple. Mais dans le cas présent, c'était emmerdant.

- Bien sûr ! s'exclama Griselnor. Vous trouverez le Jeune Poète là-bas, tout au Nord !

- Oh, oui ! acquiesça Groselnar. Il ne faut pas vous inquiéter...

Elles, elles n'en rataient pas une pour les prendre pour des jambons. Mais Isolde s'y résigna. Après tout, elles essayaient peut-être seulement de les rassurer, avec les moyens du bord, qui n'étaient pas brillants, et c'était tout... C'était au moins gentil d'essayer.

 

La buse leur dit bientôt qu'ils n'avaient qu'à continuer la rue. Ils trouveraient une porte, au bout, qui ouvrait sur la ville neuve et les quartiers Nord. Et là-bas, on s'occuperait d'eux. Puis elle fit demi-tour. Au bout d'une trentaine de mètres, cependant, elle se retourna pour leur jeter un dernier regard, ou pour vérifier qu'ils prenaient bien la direction qu'elle leur avait dite. Ce dernier volte-face provoqua sa chute. Elle tomba lourdement, et un coup de fusil partit. « Baoum ! » Le cran de sûreté, pensa Isolde. Le cheval s'affola, et lui envoya un grand coup de sabot dans le bavolet. Elle s'en retrouva dans le même état que le gros porc.

- Dépêchons-nous, dit Griselnor.

- Oui, nous sommes en retard ! dit Groselnar.

Et elles se mirent à courir. Tout en les suivant, Gino demanda à Isolde :

- C'est toi qui as fait ça ?

- Oui. J'ai débouclé sa sangle.

- Mais pourquoi ?

- Je ne sais pas... Je n'ai pas pu m'en empêcher.

- Ça aurait pu être dangereux...

- Oui. Mais c'était comme les horloges. Je te jure... Je suis désolée.

La geste dit que c'était sincère. »

 

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