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Panorama des Joies - Roman gratuit en ligne Pdf Epub
2 février 2016

Chapitre 9 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 9 : Où la ville change de face.

 

mouton

 

 

Quoique les deux vieilles biques en disent (« Non, pas du tout !»), les quartiers Nord de Mordvia étaient déjà beaucoup plus semblables à ce qu'elles avaient raconté dans le train. De ce côté, tout était vivant, lumineux, et riche. De ce côté, des bâtiments de verre et d'acier, comme taillés à même la lumière, propulsaient leurs clartés sur la rue dans un grand massacre de couleurs tendres, qui les faisaient flotter dans l'espace annulé par la nuit. Et ils avaient de ces formes... C'était des champignons, des livres ouverts, des tours arquées, des vagues immobiles... Fiat ! Ça en jetait.

 

Isolde, Gino et les deux biques étaient assis à un genre d'arrêt de bus, avec dix autres migrants. Au bout de leur course, ils étaient tombés sur une porte monumentale gardée par des collègues de la buse. Ils les avaient accueillis avec le même genre de bonne humeur qu'elle, et fait la démonstration aux enfants du fonctionnement de leur herse, une porte de plomb de l'épaisseur de la muraille, qui avait fait trembler la terre en tombant. Elle obéissait à un mécanisme très réglé et compliqué ; toutes les demi-heures, sans quoi elle tombait toute seule, il fallait frapper d'un rythme précis, modifié chaque jour, une sorte de tambour de basque à demi-engagé dans la muraille. C'était bien dangereux ça aussi, s'était dit Isolde. Ils les avaient ensuite guidés vers l'arrêt de bus, où ils attendaient maintenant l'arrivée de Bossoumata, la mère du capitaine de la ville. C'était elle qui se chargeait personnellement, leur avait-on dit, d'accueillir les migrants qu'on avait jugés récupérables, et dont ils avaient la chance de faire partie. Comme personne ne parlait la même langue parmi les nouveaux venus, ils attendaient en silence.

 

Les Mordviens devant eux, gens normaux, se pressaient autour d'un marché. Ça faisait du bien à Isolde et Gino, de voir des gens normaux. Quoiqu'à bien y regarder, ils n'étaient pas si normaux. D'abord ils étaient tous soit démesurément obèses, soit bizarrement musclés, comme la buse ; dans les allées serrées du marché, les gros culs s'emboutissaient aux tas de viande. Il y avait aussi que leurs habits paraissaient tous neufs, amidonnés, comme sortant du magasin. Ils ne s'étaient pas encore faits à leurs corps on aurait dit, ou l'inverse, et on voyait les Mordviens tirer sur leurs chemises ou remonter leurs lunettes de soleil à chaque pas. Car beaucoup portaient des lunettes de soleil malgré la nuit. Et puis il y avait une drôle d'unité dans le style. Les mâles étaient tous en chemise blanche, ouverte dans le froid, et les femelles en jupes très courtes, qui gainaient leurs grasses cuisses, et talons hauts. Chose extraordinaire, les ours mêmes étaient habillés. Et les ourses portaient les mêmes talons hauts que les autres ; mais à cause de leurs grosses pattes, pas du tout faites pour ça, enserrées dans les escarpins, et de la masse de leurs corps (la mère d'Isolde aurait à peine été dans la norme, à Mordvia), leur pas était vacillant ; elles avançaient comme des chevaux sur la glace. C'était assez ridicule.

 

Au bout de deux bonnes heures, il y eut un mouvement dans la foule. On s'écartait pour laisser passer Bossoumata et son cortège.

 

Bossoumata était une très grosse brebis, aux formes débordantes. Deux jappants ratiers en laisse, elle marchait les jambes arquées, tout encombrée de son propre lard. Un groupe nombreux d'animaux de mer, tous habillés de noir, la suivait. En approchant de l'arrêt de bus, elle se dirigea droit vers Isolde, tendit les bras, contracta les yeux comme pour les faire rentrer à l'intérieur de son visage, et s'exclama, réjouie : « Bakiyle ne föf ! »

Mots enthousiastes que les deux sœurs ne traduisirent pas, pour la bonne raison qu'elles n'étaient plus là. Elles étaient parties il y avait à peu près une heure en disant :

- Ne bougez pas. Nous allons vous laisser là, et ne plus jamais revenir.

- C'est ça ! Ne bougez pas !

Après quoi elles s'étaient enfoncées dans la foule, à la suite d'un flic avec qui elles discutaient depuis un moment.

- Elles vont mettre combien de temps avant de revenir, tu crois ? avait demandé Gino.

Mais elles n'étaient toujours pas revenues, ni le flic.

 

Peu importe. Car il fut bientôt évident qu'Isolde n'avait plus besoin de traductrices. Tandis que la brebis rotonde, les yeux toujours mi-clos, lui prenait la tête entre ses paumes, elle dit, dans le mordve le plus pur et élégant :

- Yavut, yavut, k'sem betänyiyle...

« Oui, oui, mais vous m'écrasez les joues... » La brebis, surprise autant que Gino, relâcha Isolde. Elle lui demanda où elle avait appris à parler un si beau mordve.

 

Isolde répondit qu'elle ne le savait pas. C'était l'exacte vérité. C'était bien une couple d'heures auparavant, quand les sœurs Pourtant avaient essayé de convaincre le gros porc de lâcher Gino, qu'elle avait entendu du mordve pour la première fois de sa vie.

- Voyons, on sait où on a appris une langue... insista la brebis.

Je te la fais en français maintenant, parce que sinon on ne va pas s'en sortir. Isolde réfléchit. Ça lui était venu en regardant les Mordviens au marché. Petit à petit, elle s'était mise à comprendre tout ce qu'ils disaient.

- Je viens de l'apprendre.

- Tu viens de l'apprendre ? Là, maintenant ?

- Oui.

Ça la fit rire, la brebis. Elle l'attira à nouveau contre elle, l'embrassa, la baisa même de mille poutous sentant le suint, puis passa à un autre enfant, dont elle commença aussi par prendre les joues entre ses paumes.

 

Les animaux en noir qui l'accompagnaient parlaient diverses langues. Ils expliquèrent aux migrants comment Bossoumata allait s'occuper d'eux. Les enfants iraient à son école, et les adultes recevraient une formation professionnelle qui leur permettrait de s'intégrer à la ville. Ils avaient aussi apporté des paniers de nourriture ; ils la distribuèrent. À Isolde, et à deux autres oursons migrants, on servit d'un bidon tout fumant de grands bols de soupe de graisse de baleine à miel, pleins de bon morceaux. Isolde, à qui l'odeur seule de la graisse de baleine à miel donnait toujours autant la nausée, refusa son bol. L'opossum qui le lui avait servi en fut bien étonné. Comme il parlait français, Gino lui expliqua qu'elle n'avait jamais aimé ça. L'opossum prit la cuiller et essaya quand même de la présenter à la bouche de l'oursonne. Mais Isolde tourna la tête avec des airs de dégoûtation terrible. Ça dura jusqu'à ce que Bossoumata revienne vers eux.

- Vous ne savez pas vous y prendre, Jean-Pierre... qu'elle dit alors à l'opossum. Donnez-moi ça. Il ne faut pas la forcer...

Bossoumata prit elle-même la cuiller, et fit exactement la même chose que Jean-Pierre. Elle obtint les mêmes résultats. Elle montra à Isolde les deux autres oursons du groupe, qui se goinfraient :

- Regarde... Eux, ils vont être très très forts, et il ne t'en restera plus, si tu continues à faire la tête... Tu n'as pas envie de devenir très très forte ?

- Je ne fais pas la tête ; je n'ai jamais aimé ça, c'est tout... Et je suis déjà très très forte.

Bossoumata reposa la cuiller.

- Pauvre choute, qu'elle dit.

Puis elle reversa le contenu du bol dans le bidon. Isolde remarqua qu'elle avait une lourde montre au poignet. Son estomac en gargouilla.

 

On les emmena, ensuite, jusqu'à ce qu'on appelait à Mordvia l'école des pauvres. Sans les deux sœurs, qui n'étaient toujours pas revenues. Les deux enfants l'avaient signalé aux animaux en noir, mais on ne les avait pas vraiment crus. Aucun policier ne manquait au groupe, et il semblait hautement improbable à tout le monde que l'un d'eux ait décidé de lui-même d'offrir une promenade à deux nouvelles arrivées. Bossoumata avait pris Isolde par la main pour faire le chemin. Elle avait dit à l'opossum Jean-Pierre, en lui confiant ses deux ratiers :

- Tenez-moi ça. Je crois que celle-là a subi un choc émotionnel traumatique assez grave. Elle a besoin d'amour...

Puis elle avait refait un gros bisou à l'oursonne, et ils s'étaient mis en marche.

 

À l'école des pauvres, on leur montra les classes où on leur enseignerait tout ce qui leur permettrait de devenir des Mordviens utiles. Essentiellement, la langue mordve et la comptabilité. Mordvia avait grand besoin de comptables, à cause du commerce de la graisse de baleine à miel. On leur donna aussi des adresses où les animaux en noir, qui seraient leurs professeurs, les aideraient à s'installer le soir même. Il n'y avait pas de pensionnat à l'école des pauvres : dans l'idée de Bossoumata, les pensionnats étaient des endroits horribles, où on mangeait mal, et où on maltraitait les enfants. Elle préférait donc leur louer des appartements individuels. Elle était assez riche pour ça.

 

Pour qu'ils ne soient quand même pas perdus dans la grande ville, elle leur distribua aussi des sortes de peluches volantes et animaloïdes, qui veilleraient sur eux. Ces animaloïdes n'étaient que le premier contact d'Isolde avec la technologie mordvienne, pleine de curiosités. Il lui échut un lapin fraise qui s'appelait « Bisou » et à Gino une carpe nacrée qui s'appelait « Câline. » C'était Bossoumata qui les avait baptisés elle-même, pour que leurs noms rappellent toujours aux enfants l'amour qu'elle leur portait. Car à partir de maintenant, ce serait comme ça : elle les aimerait tous, là, soudain, comme ses propres enfants. Quand Gino et Isolde demandèrent s'ils pourraient habiter ensemble, elle répondit : « Mais bien sûr... » « Immeuble familial 792, huitième gauche, indiqua Jean-Pierre. Il y a deux chambres. » Alors Isolde se dit qu'aux cours de comptabilité et aux bisous suintants près, la vie de bannie ne serait peut-être pas si désagréable que ça. Pas plus désagréable en tous cas que la vie dans notre rue, avec ses tarés de parents.

 

C'était bien se gourer.

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