Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Panorama des Joies - Roman gratuit en ligne Pdf Epub
13 février 2016

Chapitre 10 / Conte de la Rue-qui-n'existe-pas

Chapitre 10 : La police de Mordvia.

 

 

Document-8-page001

 

 

 

« Dans les ruines veloutées par le couchant, ce qui venait comme ça d'apparaître si brutalement à l'autre bout de la rue, c'était la police montée du centre de Mordvia. En nombre. Le sol tremblait sous leurs fers et la poussière soulevée les fondait en un seul monstre orageux. Les vieilles et les enfants durent se jeter contre la muraille pour les laisser passer. C'était de fiers animaux, de grands gaillards athlétiques et droits, altiers, froids comme des statues, pas taillés pour le menuet ni la broderie. On avait cependant l'impression qu'il leur manquait quelque chose. Comme s'il n'y avait pas de vie sous leurs ténébreux uniformes. Même entre la visière et le bavolet. Une buse de Somalie, de celles à gorge rousse, puissante et musclée comme un ours s'arrêta. Elle descendit de cheval, posa le pied sur la tête du porc et tira sur la hampe de la flèche, qui sortit du crâne avec un bruit de baiser humide. Ensuite, tout en rangeant la flèche dans le carquois auquel elle manquait, elle considéra les vieilles et les enfants, qui toussaient à cause de la poussière. Et elle leur demanda s'ils avaient de l'argent.

- Otso, viens-nous en aide ! s'écria Griselnor. C'est un hold-up !

- Enfin, Griselnor... Tu vas inquiéter les enfants. Mais non... Ce n'est qu'une juste rétribution : elle nous a tout de même sauvé la vie... Ce sont des choses qui se pratiquent, par ici, rappelle-toi...

Elle ne nous a rien sauvé du tout... se dit Isolde : le gros porc avait déjà lâché sa hache. Groselnar répondit à ses pensées, comme elle l'avait déjà fait dans le temple d'Otso  :

- Mais qui sait s'il n'avait pas encore une tronçonneuse cachée dans sa barbe ? Ou une bombe incendiaire ? Ou un parapluie, ou un char d'assaut à doubles tourelles ?

- Euh... Il n'avait pas de barbe... remarqua Gino.

- C'est d'autant plus inquiétant. Où aurait-il caché son char d'assaut dans ce cas ? Ce qui m'amène à conclure par : un d'entre vous a-t-il pensé à amener de l'argent ?

Niveau logique, remarqua Isolde, elle les prenait vraiment pour des courges, depuis un moment...

- Moi... dit Gino. Mon père m'a dit que j'en aurais besoin, ici, et il m'a donné dix roumis.

Le roumi, c'est notre monnaie, comme tu t'en doutes. Ça faisait une somme assez jolie, dix roumis. De quoi acheter une bonne demie-tonne de graisse de baleine à miel, par ici... Groselnar demanda à Gino d'en sortir un pour la buse. Il obéit. Mais la buse refusa le roumi. Elle repoussa le corps du porc contre le mur, remonta en selle, alluma magiquement d'une lueur rouge, en la saisissant, une boule grande comme une pomme et qui était posée sur le pommeau de cette selle, puis leur dit de la suivre. Ce qu'ils firent.

 

Cette boule rouge, c'était un tue-moi-meurs. J'imagine qu'encore une fois, tu ne sais pas ce que c'est... »

 

Je confessai mon ignorance.

 

« Gino, lui, le savait. Dans la cour de l'école, quand les garçons jouaient à la guerre, c'était un grand classique de mauvais perdant que de crier : « Hé ! Mais j'avais un tue-moi-meurs ! ». Ils avaient même dû interdire le coup. Trop fatal au jeu.

Gino reconnut la machine, et l'expliqua à Isolde. Le tue-moi-meurs, c'était un vrai truc pas du jeu. Une bombe par absence de contact. Autrement dit, une grenade dégoupillée en permanence. Instable, délicate. Il suffisait de la dessaisir deux secondes pour qu'elle explose et rase tout dans un large rayon. Isolde comprit assez vite que le rayon, s'il était large, elle était dedans, et ça la mit très mal à l'aise. Et si la buse avait un évanouissement ? Une faiblesse ? elle se dit. Ou si le truc partait tout seul ? La buse au pas jouait avec, la faisant rebondir dans sa main.

 

Les deux sœurs expliquèrent à la buse qu'elles étaient venues rendre visite à leur ami, le Jeune Poète, dont elles savaient qu'il habitait dans les parages. Ça étonna pas mal la buse, l'idée qu'elles puissent avoir un ami qui habite dans les parages. Elle leur demanda quel genre d'animal c'était.

- Ce n'est pas un animal, voyons, fit Griselnor. C'est un Mordve !

Pour un animal brestois c'était, c'est vrai, élémentaire au sens scolaire... Je te l'ai pas encore dit ? Le Jeune Poète était un Mordve.

Mais la buse ne connaissait pas de poète mordve. Elle ne connaissait d'ailleurs pas de Mordves du tout. À vrai dire, elle ne croyait pas qu'ils aient jamais existé, les Mordves. Pour elle, c'était un peu comme les lutins à quat'zyeux et les léprechauns : mythologie commerciale et compagnie, les Mordves. Des histoires pour les gamins. Elle n'avait d'ailleurs jamais rien vu d'un Mordve. Pas le bout de l'oreille. Alors...

Alors Groselnar lui refit l'exposé historique que Griselnor avait fait aux enfants dans le train. Elle lui raconta comment les hommes étaient venus à Mordvia, comment ils en étaient repartis, et comment les montagnes avaient poussé autour de la ville. Comment les Mordves, en grands poètes qu'ils étaient, avaient créé ce monde, pareils à des dieux. La buse écouta d'un air complaisant, mais incrédule, dodelinant de la tête au rythme de son cheval, et jouant avec son tue-moi-meurs d'une manière qui mettait Isolde de plus en plus mal à l'aise. En réfutant l'existence des Mordves, elle s'était animée et l'avait fait sauter plusieurs fois. Isolde avait vu la lumière faiblir, presque à s'éteindre, et elle avait compté les secondes. Jusqu'à une et demie, une fois.

 

L'histoire des Mordves n'émerveilla pas la buse.

- Moi ce que je vois, surtout, qu'elle dit à la fin de l'histoire, en les pointant avec la main qui tenait la boule, c'est qu'il faudrait peut-être voir à être sérieuses, les mamies. Vous êtes gentilles, mais il y a quand même des gamins sous votre responsabilité... Et dans le quartier, croyez-moi, c'est pas la poésie qui les sauvera...

- La poésie est un bien féroce soldat... dit Groselnar.

- Euh, si vous voulez... Mais m'est avis qu'il vous faudrait quand même un peu plus que deux fleurs et trois rimes pour survivre par ici.

- Les Mordves n'utilisent plus de rimes depuis longtemps... dit Griselnor.

- À la rigueur pour faire des incantations, concéda Groselnar.

- Oui, à la rigueur.

- Je le dis une dernière fois : le quartier étant comme il est, ce serait quand même assez bien de ne plus y amener les gosses à la chasse aux papillons à l'avenir, vu ? Je vais vous ramener à la gare. Il y a là un passage vers les quartiers neufs du Nord. Vous n'avez pas vu tout le monde prendre la même direction, en sortant du train ?

Elle avait failli lâcher le tue-moi-meurs pour montrer la direction de la gare.

- Si, mais...

- Eh ben c'est là qu'on va, maintenant.

Ça ruinait tout espoir immédiat de retrouver la maison du Jeune Poète, ça... Et Isolde aurait bien continué à la chercher, histoire de rentrer à Brest au plus vite. Elle se sentait parfaitement capable de défendre Gino et les deux vieilles. Elle avait sa force exceptionnelle, son nouveau rugissement, et puis elle n'était pas peureuse, Isolde.

 

Autour d'eux, les pauvres étaient tous réveillés maintenant. Ils circulaient bien davantage. Groselnar finit par poser la question à la buse :

- Mais qui sont tous ces gens ?

La buse montra le monde avec un grand geste, et ne reposa négligemment la main sur le tue-moi-meurs qu'au bout de quatre secondes et demie, comptées avec angoisse. Elle leur raconta. On avait vu les migrants arriver en même temps que le TVM d'un peu partout dans le monde ; de toutes les Rues-qui-n'existent-pas. Au départ, on les avait accueillis. Mais depuis plusieurs années ils étaient venus trop nombreux et on avait dû prendre des mesures de police, pour les cantonner dans le centre et protéger les habitants réguliers. Ils tournaient au thé bleu... Ça cassait bien, le thé bleu. Ça vous déboulonnait la tête comme un concentré exponentiel de graisse de baleine à miel. C'était même plus des animaux, ces gens-là.

Joignant le geste à la parole et la sentence au jugement, elle donna un coup de matraque sur une tête qui s'approchait trop de son cheval. Le pauvre à qui la tête appartenait, un dindons aux yeux rouges, s'écroula à terre. Elle avait fait ça comme ça, sans prévenir. Elle rit. Vraiment, c'était trop facile. Ces cons-là tenaient à peine debout. Isolde compta une longue seconde avant qu'elle ne referme la main sur le tue-moi-meurs, qui avait commencé à s'éteindre sans qu'elle l'ait lâché pour autant. Comment qu'ils s'appelaient, les deux petits ? elle demanda ensuite. Isolde et Gino, on lui dit. Une main sur la hanche, avec les yeux brillants de qui accorde une faveur, elle proposa alors à Isolde de finir le trajet sur son cheval. Groselnar traduisit la proposition à Isolde. Mais Isolde ne voulut pas.

- Pourquoi ? lui demanda Groselnar.

- Ben euh... C'est que je n'ai aucune envie de monter en selle avec cette grosse abrutie. Elle me fait peur... Il lui avait fait quoi, ce dindon ?

- C'est une bonne raison, dit Griselnor.

- Une excellente raison, confirma sa sœur.

Elle répondit donc à la buse qu'Isolde avait trop peur du cheval. La buse en tira un nouveau fier sourire, et n'insista pas. Ils arrivaient à la gare, autour de laquelle ses copains s'étaient maintenant déployés en cordon. Ils caressaient leurs armes lourdes, ou s'aidaient les uns les autres à ajuster leurs protections : jambières, gilets et casques. Devant le cordon s'amassait une quantité particulièrement grande de pauvres, qui erraient apparemment sans but, sans même leur prêter attention.

 

Pourtant, quand la buse fit traverser le cordon aux enfants et aux vieilles, ça provoqua un mouvement des pauvres. Ils se précipitèrent vers la brèche en trottant, comme si on leur volait quelque chose. Mais les copains de la buse leur jetèrent des bouteilles de thé bleu, sur lesquelles ils se précipitèrent, et le cordon se referma.

 

- Il faut suivre cette rue, leur montra enfin la buse.

Cette rue s'enfonçait, déserte, dans la nuit bleue. Elle les mena jusqu'à un poste de police, au pied d'une arche de viaduc. De l'autre côté du viaduc, une autre rue était animée, vivante, lumineuse. La buse parla pour eux avec le fonctionnaire en faction. Il demanda encore s'ils avaient de l'argent. Ils lui montrèrent le roumi de Gino, mais il ne le prit pas. Il les laissa passer à la simple vue du roumi.

- Vous pouvez me remercier, dit la buse en ébouriffant le dessus de la tête d'Isolde.

Isolde se recoiffa.

- Vous n'avez plus rien à craindre, maintenant. Les quartiers neufs sont là, de l'autre côté. Évitez de revenir de ce côté, d'accord ? Comme je vous l'ai dit, ce ne sont plus des animaux, ces gens-là. Ils sont dangereux. Vous voulez retenir un mot de notre rencontre ? Retenez ça. « Dangereux. »

- Merci, dit Groselnar, après avoir traduit aux enfants.

- Merci, dit Griselnor.

- Merci, dit Gino, en mordve, premier mot qu'il osait dans notre vieille langue.

Isolde ne dit rien, bien qu'on l'en priât du regard.

- Ce sont encore des animaux, finit-elle par sortir. C'est vous qui êtes dangereuse et stupide.

Les regards des trois autres se firent pressamment interrogateur.

- Je dis ça... à cause du vieux porc. Avant qu'il ne reçoive la flèche de l'autre, il m'a regardée. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis dit : quelque part, nous sommes tous des vieux porcs.

- Qu'est-ce qu'elle a dit ? demanda la buse.

- Que sans vous nous n'aurions certainement pas été informés de cette manière, et qu'elle vous remercie, simplifia Groselnar.

Elle attendit que la fière buse se soit suffisamment éloignée pour s'exclamer :

- Quelle belle leçon !

- Quelle belle leçon... approuva sa sœur.

- Vous trouvez ? demanda Gino.

À qui elles ne répondirent pas, car dans leurs yeux brillait enfin le reflet du Mordvia qu'elles avaient connu. Lumineux, riche, et florissant.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité